Jacques Kebadian sort un livre sur les Fantômes de Mai 68
“En mai, fais ce qu’il te plaît”… Telle devait-être la devise des étudiants de Mai 68 qui firent voler à tous vents les pavés et les étendards du pouvoir gaulliste.
Parmi les témoins de cette époque mouvementée, le cinéaste Jacques Kebadian, devenu depuis une figure militante de la classe ouvrière et des exilés. Cinquante ans après ces évènements, cet éternel révolutionnaire revient sur les traces de son passé avec un petit ouvrage photographique : Les Fantômes de Mai 68.
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Rencontre avec Jacques Kebadian :
SYMA News : Quel âge aviez-vous en Mai 68 et que faisiez-vous ?
Jacques Kebadian : J’avais 28 ans. En tant qu’ancien élève de l’Institut Cinématographique (IDHEC), j’avais été l’assistant de Robert Bresson sur deux films (Au hasard Balthazar – Mouchette) et réalisé mon premier moyen métrage, Trotsky, avec Patrice Chéreau. Celui-ci avait d’ailleurs été censuré mais j’ai pu en sauver une copie aujourd’hui conservée à la Cinémathèque de Bercy. Dans ce contexte répressif, j’ai constitué avec plusieurs cinéastes l’ARC (Atelier de Recherche Cinématographique) qui est à l’origine de toute une série de films à caractère « politique et révolutionnaire » tels que Berlin 68, Sigrid et l’Université critique, Le joli mois de Mai, Le droit à la parole, Le comité d’action 13ème…
Comment avez-vous vécu le soulèvement de 68? Quelles étaient vos convictions?
A l’époque, l’ARC était un collectif militant très concerné par les luttes contre la guerre du Vietnam. Grace à notre pratique cinématographique nous avons été mis en contact avec le mouvement du 22 mars à Nanterre et avec la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire) dont j’étais sympathisant. Quand la Sorbonne a été bouclée par la police nous étions au Quartier latin avec nos caméras. Mais personne ne s’attendait à un tel soulèvement ! On a vécu ça un peu comme un rêve en le filmant, “Comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point formant un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder” – je cite Jean-Christophe Bailly.
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Quel est votre plus fort souvenir de mai 68 ?
Mon plus fort souvenir, c’est ce fleuve d’humanité qui grossissait de jour en jour jusqu’à l’affrontement dans la nuit des barricades le 10 mai… Et aussi, bien sûr, les manifestions aux Usines Renault qui venaient d’être occupées. Nous avions alors tous la sensation de vivre notre révolution d’octobre !
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Du haut de vos 78 ans, vous demeurez encore aujourd’hui un éternel militant. Quelles sont les causes pour lesquelles vous vous êtes battu?
Pour moi filmer c’est garder une trace. Je l’ai fait pour les sans-papiers (D’une brousse à l’autre – 1997), pour les Indiens Zapatistes (La Fragile Armada – 2003) ou pour le double portrait des résistantes Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle (2000).
En tant qu’Arménien, j’ai aussi réalisé des films sur mes compatriotes. J’ai commencé à faire celà dans les années 80 quand il y a eu la désillusion sur la révolution mondiale. Mes oeuvres sont souvent nées de rencontres : il y a eu celle avec Serge Avédikian qui m’a permis de réaliser Sans retour possible. Il y a aussi eu celle avec Jean Claude Kebabdjian qui a abouti à Arménie 1900. Grace à ma caméra, j’ai pu expliquer pourquoi nous manifestions tous les 24 avril en demandant la reconnaissance du Génocide des 1.500.000 Arméniens. J’ai ensuite élargi mon champs de vision aux jeunes générations venant du Liban en me penchant sur les membres d’organisation politique comme l’ASALA. Tandis que cette Armée secrète de libération de l’Arménie se mettait en place, moi je créais l’AAA (Association Audiovisuelle Arménienne) et je gardais ma caméra sur l’épaule pour enregistrer et filmer cette mémoire…
La publication de votre nouveau livre « Les Fantômes de Mai 68 » est-elle aussi une façon de garder la mémoire de ces luttes étudiantes et ouvrières ? Que souhaitez-vous transmettre avec cet opus ?
On ne peut savoir ce qu’un récit ou un film peuvent transmettre, en tout cas ce livre est effectivement une trace de ce que beaucoup de gens ont vécu et il demeure un beau pavé sous la plage.
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Cet ouvrage regroupe une centaine de photos issues de votre film « Le Droit à la parole » tourné il y a cinquante ans avec Michel Andrieu. Pourquoi avoir fait le choix de « mettre sur papier » des images vidéos ?
C’est en commençant le montage de notre nouveau long métrage L’île de Mai avec Michel Andrieu que j’ai eu envie de prendre des photogrammes du Droit à la parole. Michel et moi avions tourné et monté ce film en mai et juin 1968. Lorsque j’ai montré ces clichés sortis d’outre tombe au réalisateur Jean-Louis Comolli, il a trouvé cela incandescent et m’a proposé d’écrire le très beau texte qui complète aujourd’hui les images du livre.
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Pourquoi avoir opté pour cet aspect flou et spectral ? Est-ce une « esthétisation » volontaire de votre film? Une façon de lui conférer une autre dimension ?
Je pense que le texte de Jean-Louis Comolli répond entièrement à cette question. Il faut le lire. En tout cas, c’est certainement la beauté du temps suspendu et du geste arrêté qui m’a interpellé et emmené vers cette direction fantomatique.
Jean-Louis Comolli dit justement que « les fantômes de Mai viennent sans cesse à notre rencontre ». Est-ce aussi votre point de vue ? Pensez-vous que Mai 68 perdure depuis cinquante ans ?
Oui, et j’espère que ces fantômes nous prendrons par la main, car on ne peut pas vivre sans utopie. On ne peux pas accepter cet état des choses où une minorité décide du pillage des richesses en mettant à feu et à sang la planète.
A ce propos, percevez-vous les soulèvements qui se déroulent actuellement à Erevan contre le gouvernement (La « Révolution de velours ») comme un écho à Mai 68 ou un « Mai 2018 arménien »?
Oui tout à fait. Et j’en parle pour l’avoir vécu sur place avec mes enfants entre le 15 et 24 avril 2018. Les fantômes se sont aussi réveillés dans les rues d’Erevan ! En apprenant la démission du Poutine arménien, nous avons tous dansé !
Avec votre recul, quelle leçon peut-on tirer de Mai 68 ?
Mai 68 était le mois de la parole, de l’égalité pour prendre les décisions, de la démocratie directe dans les comités. C’était une échappée, une vibration de vie, une jubilation, une rupture, la beauté du refus, la joie de partager, un soucis de l’autre et de chacun. Un peuple qui se dresse comme aujourd’hui en Arménie pour dire non et avoir enfin prise sur l’histoire.
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Est-ce pour celà que vous retournez de nouveau à cette thématique en réalisant « L’île de mai » ?
Le film L’île de Mai est en effet un nouvel hommage à 68. Il a été conçu à partir de tous les films tournés par notre collectif et par d’autres cinéastes militants ayant mis en participation leurs images et leurs sons. Il sera bientôt mixé et projeté en avant-première à l’Institut de l’image d’Aix-en-Provence. Il a d’ailleurs été sélectionné hors compétition au Festival International du Cinéma de Marseille (le FID) et nous espérons une sortie en salle pour la rentrée.
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Les Fantômes de Mai 68
Un livre de Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli
Editions Yellow Now – Les Carnets
Mai 2018
Reprenant en noir et blanc les images de son film tourné au printemps 68 avec Michel Andrieu (Le Droit à la parole), Jacques Kebadian nous offre un regard inédit sur cette époque frondeuse.
A travers 80 pages, il ressuscite les figures révoltées des ouvriers et de la jeunesse étudiante en leur conférant un aspect fantomatique. Les images esthétisées de ces manifestants aux silhouettes spectrales sont accompagnées d’un très beau texte signé Jean-Louis Comolli.
Jacques Kebadian et les Fanto?mes de Mai 68 – PDF SYMA News – Florence Ye?re?mian
Jeudi 24 mai à 17h30 :
Rencontre-Dédicace avec Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli autour de leur livre chez Gibert-Joseph (26-24 boulevard Saint Michel – Paris 6e)
Pour en savoir plus : Rencontre chez Gibert