Le Double
Après Gogol (Le Revizor) et Boulgakov (Le roman de Monsieur Molière), Ronan Rivière continue sur sa belle lignée slave en mettant en scène une nouvelle peu connue de Dostoïevski : Le Double.
L’histoire se situe à Saint-Pétersbourg. Jacob Petrovitch Goliadkine est un petit noble devenu conseiller titulaire au sein d’une morne administration. Timide et introverti, il adore observer les foules sans jamais oser s’y mêler. Abhorrant le mensonge et l’hypocrisie, il a en effet peur du monde et n’a pour seul compagnon que son domestique, le brave Pietrouchka. Enfermé dans sa solitude et sa routine de fonctionnaire, Goliadkine s’ennuie fermement jusqu’à ce qu’un matin, il voit apparaitre son double : même silhouette, même costume, même nom … A partir de cet instant, le pauvre homme va se laisser emporter dans une spirale démentielle et perdre peu à peu le sens des réalités …
Jacob le fataliste et Pietrouchka le Moujik
C’est avec son entrain habituel que Ronan Rivière met en scène et interprète cette pièce fantasque. Vif et malicieux, il prête son corps de brindille à Jacob Petrovitch Goliadkine en lui insufflant une belle ferveur. Le sourcil circonflexe et la voix nasillarde, son personnage s’interroge sur ses semblables, confie ses pensées tourmentées et donne vie au texte bavard de Dostoïevski. À la fois taciturne et fragile, Goliadkine nous amuse autant qu’il nous peine car cet homme est une bonne âme qui ne parvient pas à trouver sa place dans le monde qui l’entoure.
En contrepoint de ce fataliste, Michael Giorno-Cohen prête sa drôlerie et sa générosité à Pietrouchka, le serviteur de Goliadkine. Déjà présent aux côtés de Ronan Rivière dans Le Roman de Monsieur Molière, ce comédien est l’acolyte parfait. La gestuelle ample, le sourire aux lèvres et le bagou farceur, il nous fait penser à un moujik bien dans ses bottes. Aussi débrouillard que son maître est gauche, Pietrouchka appartient à la catégorie des enthousiastes qui préfèrent croquer la vie à pleines dents sans trop se poser de questions.
Semblable à Don Quichotte et Sancho Panza en version russe, ce drôle de tandem conduit la pièce de Rivière accompagné au piano par Olivier Mazal.
Mais qui est ce Double ?
La partie introductive de cette œuvre théâtrale est un peu lourde car elle repose sur une narration précipitée et insistante qui manque de dialogues. Durant une quinzaine de minutes, le texte de Dostoïevski se perd ainsi en cogitations sociales et en confidences métaphysiques. Cependant, une fois passée cette mise en bouche, tous les personnages du roman apparaissent dont le Double qui apporte un vrai élan à la mise en scène.
Interprété par Antoine Prud’homme de la Boussinière, ce Goliadkine n°2 semble amène et sympathique au premier abord. Derrière cette mine innocente se dissimule pourtant un manipulateur fourbe et libertin qui va peu à peu évincer son homonyme de toutes ses fonctions. Charmeur et élégant, Antoine Prud’homme de la Boussinière confère une assurance croissante à son personnage. La démarche sinueuse et la posture hautaine, il va s’installer sans aucune gêne dans l’appartement de Goliadkine, lui voler son amour platonique et le rendre fou.
Projection ou réalité ?
Tout au long de la pièce, on se demande si ce Double existe ou si c’est une invention de Goliadkine. Ce qu’il y a d’étrange et qui nous interpelle, c’est que l’ensemble des protagonistes le voient sans être choqués par sa présence ni même par sa ressemblance. Il en va ainsi du collègue de travail de Goliadkine (l’amical Jérôme Rodriguez), de son chef de bureau (Jean-Benoît Terral, si cocasse avec sa fourrure et ses mimiques hyperboliques) et de la fille de ce dernier (La caractérielle Laura Chetrit, une comédienne “qui a du chien”)
À partir du moment où le Double apparaît sur scène, tout se joue en miroir dans les décors mouvants d’Antoine Milian. Les deux Goliadkine se miment, ils se scrutent, entament un dialogue, un début d’amitié, puis le nouveau-venu s’impose avec une certaine cruauté.
Leur dualité devient alors troublante, et l’on s’interroge sur l’existence réelle de ce deuxième Goliadkine. Est-ce un ennemi ? Une hallucination ? Est-ce un doppelgänger maléfique tel qu’il en existe dans le folklore germanique bien connu des écrivains du XIXe siècle ?
Et si cet individu était tout simplement le double fantasmé de Jacob Petrovitch ? A bien le regarder, c’est une projection idéalisée de lui-même ! Lui qui se trouve si gauche et insignifiant, n’aspire t-il pas a devenir beau et ambitieux comme cet arrogant sosie ?
Mais alors, en ayant cet idéal devant les yeux, pourquoi Goliadkine ne tente-t-il pas de s’améliorer ? Pourquoi se laisse-t-il humilier par cet usurpateur qui réussi à le plonger dans la démence ? Est-ce parce qu’il manque de volonté et de courage ? Ou est-ce parce qu’il est schizophrène depuis le début ? …
Peut-être ne faut-il pas trop chercher de rationalité dans ce roman de Dostoïevski et se laisser porter par les chimères de Goliadkine. A l’exemple d’un conte fantastique, ce récit conserve ainsi toute sa part d’ombre et de mystère.
Que Goliadkine soit paranoïaque, rêveur ou schizophrène, c’est à vous d’en juger… La seule chose qui semble limpide quand le rideau se baisse c’est que la solitude peut entrainer chacun d’entre nous dans la folie la plus profonde…
Le Double de Dostoi?evski – PDF SYMA News – Florence Ye?re?mian
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