Une fabuleuse trilogie
On peut reprocher au nouveau spectacle de Simon Stone un certain chaos, une pauvreté des dialogues ainsi qu’une lenteur dans le déploiement de son intrigue, et pourtant la mise en scène de cette pièce tient du génie. Répartie sur trois plateaux distincts au sein de l’Odéon Berthier, elle invite les spectateurs à suivre les trois chapitres d’une étrange histoire dans l’ordre qu’ils souhaitent.
Une histoire de vengeance
Cette histoire, c’est celle d’une vengeance qui se fomente sur plusieurs décennies. A l’origine se trouve un drame amoureux qui va entraîner la déchéance d’un homme mais aussi le déclin de ses proches et de toute sa famille. Cet homme c’est Jean-Baptiste : violeur, menteur et névrosé, il consomme toutes les femmes qui l’entoure sans se soucier un seul instant de leur devenir. Victimes consentantes, payées ou brutalisées, il les utilise cruellement pour assouvir son mal-être sans imaginer qu’un jour, ces dames vont enfin décider à se rebeller.
Un récit d’inspiration élisabethaine ?
Trois pièces élisabéthaines seraient à l’origine de ce drame contemporain : “Titus Andronicus” de Shakespeare, “The Changeling” de Thomas Middleton et “Dommage qu’elle soit une putain” de John Ford. Certes, on retrouve le thème de l’inceste propre à Ford et celui du mensonge très présent dans l’œuvre de Middleton. Certes, on ressent également la violence inhérente aux récits de Shakespeare et la force qu’il confère hbituellement à ses figures féminines. Cependant, n’espérez rien trouver de britannique dans le spectacle de Simon Stone sinon vous serez déçus. Le théâtre anglais du XVIIe siècle est à des miles de cette nouvelle création qui se réclame bien d’avantage de l’héritage antique.
À deux pas de la tragédie grecque
En effet, au fur et à mesure que se déploie cette sombre histoire de vengeance, on voit se dessiner les grands thèmes de la tragédie grecque : l’inceste, la mort, la fatalité… Même si les Dieux et les héros sont exclus de ce drame familial, Simon Stone s’est surpassé en mettant en scène un tyran misogyne, un père infanticide, une épouse infidèle et une cohorte de femmes vindicatives. Mélangeant la trahison, le mensonge et le déshonneur, il nous livre une fresque aussi puissante que douloureuse et nous laisse juges du verdict final.
Un conte féministe et contemporain
En adaptant ces grand principes antiques à notre siècle, Simon Stone touche ingénieusement son public car il lui offre un miroir grossissant des déchéances de sa propre société : un patron salace, des femmes violées, des vierges vendues… Aussi dramatiques soient-ils, ces faits existent toujours autour de nous…
Malgré les millénaires qui nous séparent de l’Antiquité, la plupart des femmes ne se sont pas vraiment affranchies de la domination masculine : reléguées au rang d’objet fantasmé, asservi ou vendu, beaucoup demeurent encore aujourd’hui la proie d’un père, d’un mari, voire d’un frère.
En offrant à ses protagonistes féminines la liberté de parole et le droit de se venger de ces prédateurs, Simon Stone nous montre sa solidarité envers le beau-sexe. Ce discours féministe semble d’ailleurs lui tenir à coeur car il était déjà très présent dans ses spectacles précédents : Medea et les Trois Sœurs de Tchekhov.
Une distribution hors-pair
Afin de donner vie à ce grand drame familial, Simon Stone a porté son dévolu sur sept femmes et un homme. Grâce à une direction d’acteurs hallucinante et à une écriture adaptée à chacun de ses interprètes, il parvient à nous entraîner avec brio dans sa spirale vindicative.
En dépit de sa blessure au pied et de sa béquille, Eye Haïdara impose son jeu sur toutes les scènes de cette trilogie : pêchue, franche et coriace, cette comédienne possède autant de gravité dans l’interprétation de ses personnages que de noblesse.
Dans un registre opposé, Valeria Bruni Tedeschi incarne la mère de Jean-Baptiste avec beaucoup d’humour et de légèreté : la voix fluette et le regard perdu, cette femme fragile est en quête de bonheurs simples et nous en apporte beaucoup.
Face à elle se profile Éric Caravaca, seul homme de la pièce qui tyrannise sans vergogne toutes ses conquêtes. Aussi névrosé que psychopathe, son personnage nous désespère tant il est vil et minable. Même si Éric Caravaca pousse parfois un peu trop l’aspect miteux de Jean-Baptiste, il en fait une crapule convaincante et parvient parfaitement à nous le faire détester.
L’une de ses victimes est Margot, interprétée avec nervosité par l’énergique Nathalie Richard. Mais il y a aussi sa soeur Séverine (Pauline Lorillard, toute en délicatesse), sa pauvre épouse (à qui Alison Valence prête sa beauté colérique) et son entremetteuse (l’impassible Servane Ducorps) qui le fournit en “chair fraîche” (Adèle Exarchipoulos, si sensuellement sauvage)
Un marathon pour les comédiens
Outre la difficulté de jouer pendant près de quatre heures, ces comédiens sont à saluer bien bas car ils doivent changer de rôles et de plateaux durant tout le spectacle !! Courant d’une salle à l’autre, modifiant leurs costumes ou vieillissant leurs personnages, ils se livrent chaque soir à corps perdus à un véritable marathon théâtral !
En les voyant réapparaître d’une scène à l’autre, le spectateur est, de prime abord, complètement perturbé puis il s’accoutume à ces tours de passe-passe et se prend au jeu.
Il faut dire que Simon Stone maîtrise sa scénographie avec maestria et qu’il sait parfaitement comment nous troubler pour faire avancer sinueusement son énigme : entre les flashbacks, les longs silences ou les pièces vitrées qui nous laissent totalement pénétrer dans l’intimité de ses protagonistes, il a l’art de nous déstabiliser tout en questionnant nos esprits !
Un théâtre de la cruauté
Même si cette trilogie vous donne parfois une impression de flottement voire d’enlisement, accrochez-vous car c’est dans sa globalité et son apparent chaos scénique qu’apparaît toute la grandeur de cette pièce.
Avec cette création Simon Stone s’impose comme un des représentants contemporains du Théâtre de la Cruauté au sens que lui conférait Antonin Artaud : dans sa Trilogie de la vengeance, la mise en scène prime sur le reste et elle a pour but de secouer les masses pour les faire cogiter.
Pour cela Stone n’hésite pas à faire appel à une violence verbale, il brutalise ses acteurs, il les met à proximité du public, il leur insuffle une dynamique permanente et il se complait à disséquer les vices et les passions humaines pour tenter de purger les nôtres.
À travers le prisme morbide de cette famille qui éclate en morceaux, il nous invite tout simplement à réfléchir sur l’évolution de notre société et son héritage. Beaucoup de questions se posent d’ailleurs parmi les spectateurs durant les entractes et après la pièce : comment naissent la haine et la violence ? Pouvons-nous réfréner nos passions ? Qui est apte a fixer les règles sociales et les normes du sentiment amoureux ? Pouvons-nous épouser notre sœur ? Avons-nous le droit de punir un coupable sans faire appel à la justice ? Le pardon peut-il vraiment apporter la paix auprès d’une victime ? Et surtout, qu’en est-il de la vengeance ? …
.
La Trilogie de la vengeance
Texte et mise en scène : Simon Stone
Inspiré de John Ford, Thomas Middleton, Willam Shakespeare et Lope de Vega
Avec Eye Haïdara, Valériane Bruni Tedeschi, Servane Ducorps, Adèle Exarchopoulos, Pauline Lorillard, Nathalie Richard, Alson Valence et Éric Caravaca
;
Odéon – Théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier : 1, rue André Suares – Paris 17e
Jusqu’au 21 avril 2019
La trilogie de la vengeance
Photos : © Élizabeth Carecchio, Carole Bellaïche et Thierry Depagne