Thomas Ostermeier transpose la Nuit des Rois de Shakespeare à la Comédie Française
L’intrigue de la Nuit des Rois est presque racinienne car chaque personnage de cette histoire aime initialement la mauvaise personne : le duc Orsini soupire après la belle Olivia qui s’est amourachée de Césario qui convoite à son tour… le duc Orsini.
A travers cette délicieuse spirale d’imbroglios, Shakespeare détourne les identités, s’amuse de la confusion des sentiments et se moque avidement du clivage des genres. Misant sur le masque et le travestissement, il met à jour l’humain avec toutes ses contradictions, ses vices et ses quelques vertus…
Une mise en scène déjantée
Pour sa mise en scène, Thomas Ostermeier a choisi de transposer la pièce de Shakespeare sur une île anonyme. Entre des palmiers en carton, du sable et quelques rochers, le dramaturge berlinois a convié deux gorilles et demandé à l’ensemble de ses comédiens de déambuler en culotte. Assez inattendu, ce look en slips & chaussettes peut, de prime abord, sembler aussi inutile que ridicule. Les acteurs du Français sont cependant si talentueux et ils possèdent un jeu tellement intense que l’on finit par rire de cette ineptie en se disant qu’Ostermeier adore braver les conventions, qu’elle soient identitaires ou vestimentaires.
Des comédiens aussi fous les uns que les autres
Dans le rôle du Duc Orsino, on découvre l’immuable Denis Podalydès. Nonchalant et un peu dépité, son protagoniste arpente la scène en peignoir et pantoufles tout en convoitant avec insistance la belle Olivia.
Cette dernière est interprétée par Adeline d’Hermy qui lui prête son si joli minois et sa douce voix. Corsetée comme une pin-up des sixties avec une coiffe des années 20, elle joue les « Madones endeuillées » jusqu’à ce qu’elle s’éprenne avec avidité de Césario sans savoir que ce jeune homme est en réalité … une demoiselle.
C’est à Georgia Scalliet que revient justement le rôle de ce messager androgyne : le cheveu court mais la voix fluette, elle se joue des genres, dissimule sa véritable sexualité sous une veste rose et confère au personnage travesti de Césario/Viola une belle ambiguïté.
Autour de ce trio de tête gravitent Antonio le marin (sulfureux Noam Morgensztern !), le frère jumeau d’Olivia (Julien Frison, tout en élégance), sa suivante (noble et clairvoyante Anna Cervinka) et enfin, Malvolio l’intendant : incarné par l’excellent Sébastien Pouderoux, cet étrange personnage fait parti des plus givrés de la pièce. Avec sa coupe de page médiéval et sa démarche de pachyderme en rut, il fait rire le public à chacune de ses apparitions et atteint des sommets lorsqu’il débarque sur les planches en bas-jaunes et jarretières croisées.
Tout aussi dingue, Stéphane Varupenne s’approprie avec entrain le profil de Feste, le bouffon. Présent sur tous les fronts, il joue de la trompette, toque la guitare, se transforme en pasteur, en travelo perruqué, chante à tue-tête et se déhanche avec allégresse sur la longue passerelle installée par Ostermeier au-dessus de l’orchestre. Affublé de superbes collants rouges galbant ses cuisses viriles, Stephane Varupenne rend hommage aux fous tant adulés par Shakespeare. En digne « empoisonneurs de mots » , il fait subtilement sortir de sa bouche rieuse toutes les vérités de cette comédie humaine semblable à « une baudruche qui se donne de grands airs ».
Afin de couronner cette belle galerie d’histrions, rendons enfin hommage aux deux chevaliers ivrognes de la Nuit des Rois.
Joyeux et titubant comme un fils de Bacchus, le comédien Laurent Stocker incarne avec bouffonnerie et extravagance le bedonnant Sir Toby. A ses côtés, Christophe Montenez, prête quant à lui, toute sa démence au Prince des Sots. Imprévisible et totalement désinhibé, ce merveilleux acteur joue les imbéciles heureux et n’hésite pas à provoquer son public en défilant sur scène les fesses à l’air. Avec ses cheveux peroxydés, ses pieds nus et son corps reptilien, Christophe Montenez nous fait songer à Iggy Pop d’autant plus qu’il prend le micro pour chanter sur de la musique electro : nul doute que son concert à poil au milieu des si distingués fauteuils de velours du Français restera dans les annales !
Afin d’équilibrer cette partition quelque peu séditieuse, Thomas Ostermeier a également convié un contre-ténor qui ponctue la pièce de chants baroques. Accompagné d’un joueur de théorbe, ce ménestrel à la voix d’ange se promène dans le public tout au long du spectacle en l’abreuvant d’arias de Cavalli et des lamentations de Monteverdi.
Un éloge de la folie
Vous l’avez compris, avec Ostermeier, la folie et l’outrance sont de mise. Qu’il s’agisse des costumes, de la scénographie ou même du texte, ce metteur en scène pousse ses comédiens vers leurs limites et laisse le divertissement submerger les spectateurs. Captifs de son arène burlesque qui rend presque stérile toute réflexion, on se laisse volontiers distraire par cette farce contemporaine ou bien l’on s’insurge.
Une chose est certaine : personne ne reste insensible à une adaptation aussi subversive de la Nuit des Rois. Certains rient à gorge déployée, d’autre se désolent en silence, d’autres enfin crient au scandale. En ce qui nous concerne, nous avons adoré ! Certes la tenue de Malvolio est quelque peu vulgaire, certes le « supplice du caca » pousse trop loin les délires d’Ostermeier, mais Shakespeare n’a jamais été un auteur chaste et il a bien souvent préféré l’audace au puritanisme. Quand on y réfléchit, sa Nuit des Rois est d’ailleurs ouverte à toutes les interprétations tant elle comporte de sous-entendus sur le travestissement, le désir inavoué, les pulsions amoureuses et les orientations sexuelles.
Que vous appréciez ou non la mise en scène débridée d’Ostermeier, vous ne pourrez qu’être conquis par l’immense talent des comédiens : ces Messieurs-Dames du Français jouent avec leur cœur, leur corps, leur âme et on leur en sais gré !
La Nuit de Rois ? Quelle troupe ! Quelle mise en scène ! Une spectacle survolté à ne pas rater !
Florence Gopikian Yérémian
La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez
De William Shakespeare
Mise en scène: Thomas Ostermeier
Avec Denis Podalydès, Laurent Stocker, Stephane Varupenne, Adeline d’Hermy, Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux, Christophe Montenez, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Julien Frison, Yoann Gasiorowski
Contre-ténor : Paul-Antoine Benos Djian et Paul Figuier (en alternance)
Théorbe : Clément Latour et Damien Pouvreau (en alternance)
Comédie Française
1, Place Colette – Paris 1er
Réservation : 0144581515
Du 4 février au 22 mars 2020
Photos : ©Jean-Louis Fernandez