Chanteuse, instrumentiste, compositrice et comédienne, Estelle Andrea est une artiste à la palette aussi large que séduisante. Présente dans le milieu du théâtre musical depuis une vingtaine d’années, elle vient d’achever sa première oeuvre en tant qu’auteur : Sur les pas de Léonard de Vinci. Rencontre.
Florence Gopikian Yérémian : On vous a découverte il y a quelques années en tant que chanteuse lyrique à travers des spectacles tels que Misérables ou Mozart l’enchanteur. Quel est votre parcours initial ?
Estelle Andrea: C’est d’abord un parcours musical, j’ai commencé le solfège et la chorale vers 14 ans, puis je me suis mise à la flûte traversière. J’ai plongé dans la musique de manière un peu folle en créant des petits orchestres d’harmonie ou de jazz qui voyageaient entre la France et l’Allemagne. Le déclenchement de ma vocation a cependant été le film Amadeus de Milos Formann : un choc total ! J’ai commencé à écouter en boucle Don Giovanni, le requiem et d’autres opéras de Mozart. Celà m’a mené naturellement vers le conservatoire où j’ai été prise en classe de chant. Là, j’ai cumulé la flûte, le piano et la voix et je suis ensuite partie en faculté de musicologie
Parallèlement à votre profil de soprano, vous chantez dans d’autres registres et jouez également au théâtre. On vous a vue notamment en 2014 dans Le Legs de Marivaux aux côtés de Bernard Menez. Préférez-vous le titre de « chanteuse » ou celui de comédienne ?
Je n’ai pas de préférence. Chronologiquement, je suis d’abord une musicienne mais je suis tombée très vite dans le monde du théâtre car au conservatoire j’ai rencontré Magali Paliès qui baignait dans cet univers. Ma formation de comédienne s’est plutôt faite sur le terrain, j’ai aussi passé un casting pour une pièce jeune public qui s’appelait Mozart, côté cours et puis, il y a eu la rencontre avec William Mesguich. William m’a fait confiance sur des rôles divers notamment dans Noces de sang ou Les Fables de la Fontaine.
Aujourd’hui, je dirais que je suis polyvalente. Je suis née artiste avec une palette assez large et je trouve ça très bien. Il n’y a qu’en France où l’on s’acharne à mettre les gens dans des cases. Vous imaginez qu’à mes débuts, je devais avoir deux CV différents selon le rôle pour lequel je postulais ? Un sur lequel je mettais que j’étais chanteuse, l’autre comédienne … Cette classification est pénible! Aux États Unis ou ailleurs c’est tout le contraire : plus un artiste est complet, mieux c’est !
Parallèlement à votre propre carrière, vous êtes aussi coach vocal. Quelles sont les célébrités qui ont fait appel à votre talent ?
Ma casquette de coach vocal me permet d’oublier ce bon vieil égo dont je me méfie toujours dans notre métier pour me mettre au service d’un autre artiste, à 100%, en cours de chant, en studio et en tournée. J’ai eu la grande chance de travailler avec des chanteurs dont l’immense carrière se conjugue avec simplicité et gentillesse : Patrick Bruel, Renaud ou bien encore Grand Corps Malade. En plus d’être de magnifiques interprètes ils sont tous auteurs et compositeurs avec une personnalité artistique très forte et font partie du grand patrimoine de la chanson française. Ils tous en retour été très curieux et respectueux de ma carrière. Patrick m’a proposé de chanter avec lui sur la scène de l’Opéra de Paris (un inoubliable duo de Traviata de Verdi), Renaud est venu me voir jouer Misérables au festival d’Avignon et Fabien (Grand Corps malade) à Paris. Un vrai échange et respect mutuel qui m’a beaucoup touchée.
Si vous deviez choisir, quelles seraient pour l’instant les deux oeuvres phares de votre parcours scénique ?
Sur une carrière scénique de plus de vingt ans, c’est difficile de faire un choix ! Je citerais d’abord ma toute première œuvre car les premières expériences restent toujours inoubliables. J’ai donc fait mon entrée avec Mozart, côté cours grâce au Théâtre de l’ombrelle, une compagnie de marionnettistes. Cette pièce a tellement bien marché qu’on l’a jouée plus de 500 fois à travers plein de festivals en Turquie ou en Italie. C’était magique !
Dans la foulée, j’ai aussi fait un spectacle qui s’appelait Graines d’Opéra autour de deux chanteuses et un pianiste interprétant de façon très légère des œuvres musicales. C’est avec lui que j’ai participé à mon premier Festival d’Avignon. Encore un moment inoubliable même si depuis j’ai du retourner près de 17 fois au cœur de cette merveilleuse folie avignonnaise.
Dans mes choix d’œuvres phares, je voudrais également rajouter mon spectacle actuel sur Léonard de Vinci car je vis cette aventure en ce moment et que c’est ma première œuvre complète en tant qu’auteur, compositrice et interprète.
Vous venez effectivement de créer Sur les pas de Léonard de Vinci. Qu’est-ce-qui vous a poussé à franchir le pas de la réalisation ?
C’est un aboutissement après beaucoup de créations diverses dans le domaine du théâtre musical : j’avais déjà eu l’idée originale de Mozart l’enchanteur, j’avais aussi composé pour le spectacle Misérables, mais tout cela restait assez humble. Quand j’ai commencé à écrire les chansons de Léonard de Vinci, j’ai eu instinctivement envie d’écrire l’histoire. De fil en aiguille, je me suis donc plongée dans la vie de Vinci et j’ai songé : « Et si j’écrivais tout le spectacle ? »
Mes deux comparses dans cette aventure (William Mesguich et Magali Paliès) m’ont dit : « Vas-y, lance-toi ! Écris quelques scènes et présente-les nous, on sera intransigeants ». J’ai donc eu mon compagnon et ma meilleure amie comme juges. A ma première lecture, ils ont souri en me disant : « C’est super, fais-nous un spectacle Estelle ! » . Je tiens donc encore à les remercier car leur confiance m’a portée et c’est grâce à cela que mon spectacle sur Vinci a pu voir le jour.
La plupart des oeuvres auxquelles vous avez contribuées sont à destination du jeune public. Avez-vous une affinité particulière avec les enfants ou est-ce votre côté didactique qui prend à chaque fois le dessus ?
Je pense qu’il est primordial de transmettre aux enfants le goût du théâtre, le goût de la musique, du beau, de la poésie. C’est tellement important dans le monde dans lequel nous vivons où il y a tant de choses violentes, dures, laides, où parfois l’art aussi est un peu galvaudé… Nous avons un rôle à jouer pour les faire rêver, les emmener à voir le monde sous le prisme de la poésie.
Je n’ai pas un côté didactique, je pense que les enfants sont un public très exigeant, il faut par conséquent concevoir un spectacle de façon extrêmement pointue pour les séduire sinon leur réaction est radicale : ils ne se concentrent plus, ils font du bruit et s’ennuient… Pour leur transmettre un quelconque savoir, il faut savoir mettre de l’humour, de l’onirisme, du rire afin de les conquérir. Avec mon spectacle sur Vinci, j’ai enveloppé la trame historique en laissant beaucoup de place à la poésie et à l’imagination afin que les enfants puissent continuer de rêver en rentrant chez eux.
Quel est le propos de Sur les pas de Léonard de Vinci ?
C’est l’histoire de deux jeunes adolescents qui ont perdu leurs parents. Il y a Léo, un peu égaré et sa sœur Lisa, une jeune artiste qui a le goût du dessin. Tandis qu’elle se rend tous les jours au Louvre pour passer un moment privilégié face à la Joconde, le tableau de Mona Lisa prend vie et propose à Lisa de partir avec son petit frère rencontrer Léonard de Vinci. Ce voyage initiatique va leur permettre de rencontrer le Maestro mais surtout de retrouver confiance et goût en la vie, de vivre une renaissance à la Renaissance.
Quels ont été les moments de bonheur et les difficultés que vous avez rencontrés au cours de cette création ?
C’est très joyeux de pouvoir inventer et composer un spectacle en toute liberté. Les seules difficultés réelles sont liées au respect de la trame et au cahier des charges : il y a tout d’abord un propos cohérent à tenir pour le jeune public, une durée aussi car les enfants tiennent assis en moyenne une heure. Il faut également savoir doser le texte et les chansons pour rester dans l’esprit de la comédie musicale où la voix chantée se mélange naturellement à la voix parlée. Enfin, il faut pouvoir équilibrer toutes les thématiques choisies: avec Vinci, je voulais autant parler du peintre que de l’inventeur ou du scientifique. Je pense avoir réussi.
Dans cette belle aventure scénique, vous êtes accompagnée par Oscar Clark, Magali Paliès et Julien Clément. Pouvez-vous nous les présenter ?
Ces comédiens faisaient déjà partie de Misérables. J’ai écris le spectacle sur Vinci en pensant à eux. Julien Clément était idéal pour interpréter Léonard : baryton et barbu, il possédait déjà tous les attrais physiques et vocaux du personnage. De surcroît, il parle très bien l’italien car il est marié avec une italienne. Il n’a donc eu aucune difficulté pour rentrer dans la peau de Léonardo.
Concernant la Joconde, j’ai conçu ce rôle pour Magali Paliès. Magali est mezzo-soprano et c’est ma comparse de toujours. Avec son côté très longiligne et son visage oblongue, elle incarnait à mes yeux une parfaite Mona Lisa.
Pour ma part, j’ai prêté ma voix et mes traits à la jeune Lisa et j’ai confié le rôle de mon petit frère Léo à Oscar Clark. Oscar est un excellent guitariste-compositeur. A l’inverse de nous trois qui sommes des chanteurs lyriques issus du classique, il appartient à un univers plus jazzy d’inspiration anglaise. Avec son côté Bad Boy et sa maitrise des enchaînements mélodiques, je trouvais qu’il complétait parfaitement notre quatuor.
Dans ce nouveau spectacle, vous avez conçu le texte et la musique, mais vous avez laissé la mise en scène à William Mesguich, pourquoi ? Ce sera le challenge de votre prochaine réalisation ou cet aspect ne vous intéresse pas ?
Texte, musique et interprète, ça fait déjà pas mal ! On ne peut pas être partout et c’est important d’avoir un œil extérieur sur son travail. J’ai donc fait appel à William Mesguich car c’est un grand metteur en scène et il adore ça. J’avais déjà beaucoup aimé l’univers qu’il avait créé sur Misérables sachant qu’en plus, il maîtrise les éclairages et invente les créations lumières. Je vous avoue néanmoins que le travail de mise en scène m’attire et pour le dernier monologue de William, Dans les forêts de Sibérie, j’ai co-mis en scène. La aussi je me suis lancée ! Décidément, c’est une année pleine de défis !
Pourquoi avoir choisi la figure de Léonard de Vinci ? Avez-vous un attrait spécifique pour ce génie ou pour l’art de la Renaissance Italienne ?
Lorsque l’on choisit le thème d’un spectacle, il faut qu’il soit dans l’air du temps. En découvrant que le 500e anniversaire de Vinci se profilait, William Mesguich et moi avons eu envie d’initier les enfants. Le challenge était un peu compliqué mais nous adorons ce qui a trait à l’Italie, son art et sa culture, alors on s’est lancé.
Comment avez-vous conçu votre spectacle?
J’ai commencé par lire énormément de choses sur Léonard, il y une bibliographie pharaonique sur lui d’autant plus avec son anniversaire. Avec William, on est aussi allé en Italie, notamment aux Offices de Florence et au château des Sforza à Milan. En ce qui concerne la demeure de Vinci au Clos Lucé, je la connaissais déjà très bien pour avoir vécu plus de cinq ans en Touraine.
Avez-vous visité l’exposition du Louvre consacrée à Vinci ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai un peu fui cette espèce de folie liée à l’exposition De Vinci car on y retrouvait le délire des flashs et des selfies habituellement présent autour du tableau de la Joconde. Effectivement, le Louvre présentait des pièces très intéressantes à savoir des codex et certains tableaux rares mais le temps limité, la réservation obligatoire et la pression du public n’étaient pas du tout compatibles avec mon état d’esprit. Je déteste les bains de foule et suivre le troupeau, j’ai donc boudé cette exposition.
L’affiche de votre spectacle a été confiée aux pinceaux de Senyphine. On y voit le Dôme de Florence qui symbolise de toute évidence la Toscane où est née Léonard mais on y remarque surtout une jeune femme portant les fameuses « ailes de chauve-souris » inventées par Léonard. On s’interroge doublement sur cette demoiselle : donnez-vous une certaine importance aux femmes dans votre pièce ? Lui attribuez-vous des ailes pour montrer qu’à la Renaissance, ces dames commencent enfin à avoir le droit de penser ? Les ailes sont-elles alors symboliques de cet « envol intellectuel du beau-sexe » ?
J’aime beaucoup le travail graphique de Senyphine, je sais que vous l’avez déjà interviewée mais je tiens encore à lui rendre hommage. Sur l’affiche qu’elle a conçue, c’est effectivement la Joconde qui porte les ailes de l’ornithoptère, cette invention de Léonard pour essayer de faire voler l’homme.
Même si ma pièce est consacrée au génie de Léonard, j’ai souhaité, en effet, me pencher sur le rôle des femmes car à la Renaissance ces dames n’avaient pas le droit d’exercer d’activité artistique. Alors, bien sûr, il y en avait qui voulaient peindre mais elles restaient dans l’ombre, bien cachées. Voilà pourquoi, j’ai transmis à ma Joconde un petit côté féministe car dans mon spectacle, sa figure porte un double regard sur la condition des femmes tant au XVe siècle qu’au XXIe siècle. Je ne suis pas spécialement une militante en ce domaine mais avouons qu’il y a encore beaucoup à faire pour atteindre la parité !
Mon spectacle comporte aussi d’autres messages sur la tolérance ou l’acceptation des différences. Il évoque clairement l’homosexualité de Léonard de Vinci, il fait aussi référence à son cote « vegan » sachant que Léonard aimait énormément les animaux et qu’il ne supportait pas l’idée qu’on puisse les tuer pour les manger. C’est intéressant de montrer que ce personnage avait des idées très modernes. Léonard était quelqu’un qui aimait profondément la liberté et le respect de la vie : je tenais absolument à ce que mon spectacle reflète son humanisme et sa modernité.
Hors scène, vous êtes la compagne de William Mesguich. Comment se passe le quotidien dans une famille d’artistes ? Oeuvrez-vous sans cesse ensemble ou travaillez-vous chacun de votre côté ?
Comme tous les couples d’artistes ça tourne parfois à la folie furieuse mais c’est bien car on vit dans une émulation constante. Comme vous le savez, William est un artiste extrêmement prolifique, c’est un boulimique de théâtre qui mène mille projets en même temps aussi bien en tant que comédien que metteur en scène. Notre quotidien est variable, on travaille ensemble mais pas toujours car on a chacun besoin d’air et c’est un plaisir d’avoir à se retrouver.
On part souvent dans des délires créatifs dès qu’on lit un livre ou que l’on voit quelque chose. A ce moment-là, on a des tas de tiroirs qui s’ouvrent et se ferment sur des rêves et des idées et les projets s’enchaînent. Concernant Sur les pas de Léonard de Vinci, William m’a fait confiance. C’était très sympathique d’avoir cette connivence au quotidien tout comme quand nous avons travaillé ensemble sur Les forets de Sibérie.
On est dans une grande honnêteté l’un envers l’autre. Une grande objectivité également. C’est important de savoir être critique même envers les personnes que l’on aime. Ça permet de faire avancer la machine.
Quels vont être vos projets après la pandémie ? Avignon 2020 se profile ?
Le spectacle Misérables va continuer sa tournée et revenir jouer au Théâtre Plaine de Paris en 2021. Pour Avignon 2020, on va présenter Sur les pas de Léonard avec une grande joie. Je vais aussi jouer dans un second spectacle avec Magali Paliès, Oscar Clark et William, qui s’appelle Vienne 1913. Cette pièce d’Alain Didier Weil avait été adaptée il y a 13 ans par Jean-Luc Paliès, le père de Magali. On a eu envie de la remettre à l’honneur. Elle raconte la jeunesse d’Adolf Hitler jusqu’en 1913 lorsqu’il est encore étudiant aux Beaux-arts et côtoie les aristocrates viennois autant que les marxistes. C’est un texte fort qui nous fait découvrir sa haine montante contre le peuple juif et sa future pensée totalitaire. Ce spectacle mêle l’Histoire et la psychanalyse et il a pour particularité d’être accompagné sur scène d’instruments de verre joués par Jean-Claude Chapuis. Ces instruments confèrent à la pièce une atmosphère glaçante qui traduit parfaitement son propos.
En attendant la fin de notre confinement national, auriez-vous un livre qui vous tienne à cœur à conseiller à nos internautes ?
Il y a tant d’ouvrages à lire et à relire mais je vais faire un choix et m’arrêter sur le livre d’un ami : Le miracle Spinoza – Une philosophie pour éclairer notre vie de Frédéric Lenoir.
En ces temps difficiles qui font réfléchir les gens sur leur condition humaine, parler de Spinoza ne peut que nous faire du bien. C’est un philosophe que j’aime énormément, car il est optimiste et parle d’une vie éclairée par le désir et la joie. À l’exemple de Léonard de Vinci, Spinoza était un précurseur. Frederic Lenoir a écrit ce livre pour que chacun puisse se plonger avec aisance dans sa pensée. À présent que nous avons du temps, cela peut être une lecture aussi saine qu’agréable.
Il y a aussi un autre auteur contemporain que je voudrais mettre en avant : le poète Christian Bobin. Ses écrits sont magnifiques. Je ne cite pas un recueil en particulier car toute son œuvre est intéressante. En cette période de confinement, il est temps d’aller d’un livre à l’autre et de s’ouvrir au beau.
Florence Gopikian Yérémian