Un voyage poétique dans l’univers de Sergueï Paradjanov
Depuis le 28 avril dernier le Scandale Paradjanov de Serge Avédikian et d’Olena Fetisova est disponible en DVD Collector. Agrémenté d’interviews et de making-of qui feront la joie des cinéphiles, ce film est un hommage vibrant à l’un des cinéastes les plus controversés de l’ex-Union Soviétique.Rencontre avec Serge Avédikian qui décrypte pour nous l’univers de Sergueï, son illustre aîné.
Tigrane Yégavian : Le Scandale Paradjanov n’est pas un biopic classique, il s’agit plutôt d’un hommage en forme de poème à l’homme d’exception qu’était ce réalisateur soviétique. Vous avez intentionnellement voulu vous concentrer sur l’univers de Paradjanov plutôt que sur sa vie, pourquoi ce parti-pris ?
Serge Avédikian : Lorsque l’on évoque la vie d’un artiste reconnu, on ne peut pas se contenter de copier son œuvre ou sa façon de vivre. On se doit d’avoir compris, ressenti et analysé l’univers et le travail de ce créateur pour le réinventer et le représenter de nouveau. Au cinéma l’imitation est une erreur fatale et, à mes yeux, c’est une question de légitimité de recréer le monde d’un artiste que l’on a aimé.
Comment ne pas tomber dans le piège du folklorisme avec Paradjanov ?
Dans ce cas précis, il fallait éviter, par exemple, d’utiliser les vraies œuvres ou les vrais collages de Sergueï Paradjanov. Afin de ne pas tomber dans l’écueil de l’imitation, j’ai du tout recréer en restant fidèle à sa vision : les décors, les objets ou la maison dans laquelle il a vécu. De même pour la composition de son personnage et son incarnation. Cela m’a demandé un gros travail de réinvention.
Paradjanov fut un « cinéaste poète », est-ce une denrée rare dans le monde du cinéma ?
En effet, Paradjanov est passé de la poésie au cinéma au fur et à mesure. Il a d’abord fait des courts et des moyens-métrages relativement classiques mais l’on sentait déjà un décalage dans sa création, une sensibilité singulière. L’une de ses particularités est d’avoir abordé le lyrisme et la poésie au cinéma en partant de contes et légendes appartenant aux différents peuples qu’il connaissait. Paradjanov étant lui-même artiste-peintre, il a naturellement projeté son style sur ses décors ou ses personnages : il dessinait les costumes, il choisissait les tissus, il était très attentif aux couleurs, non pas parce que la pellicule était en couleur mais parce qu’il concevait son film comme une œuvre picturale. Avant chacune de ses réalisations, Paradjanov avait pour habitude de faire un court film sur un peintre qui l’inspirait : par exemple, pour « Sayat-Nova, Couleur de la grenade », il a réalisé un court-métrage sur le portraitiste Hovnatanian et juste avant « La forteresse de Sourame », il en a réalisé un second sur le peintre naïf, Pirosmani.
Artiste déviant voire transgressif, Paradjanov a payé le prix fort de son engagement créatif en faisant de la prison. En quoi ce séjour au sein de l’univers carcéral soviétique a-t-il renforcé sa passion pour l’art au lieu de le détruire ?
Il me semble que la sensibilité et l’imaginaire d’un artiste ont besoin d’être confrontés à la réalité. Dans le cas de Paradjanov, sa boulimie créatrice et son amour pour la liberté d’expression étaient devenus très contagieux. Lorsqu’il prenait la parole dans les universités, devant des étudiants avides et qui souhaitaient faire du cinéma, il provoquait des vocations anticonformistes. C’est bien cela qui a commencé à déranger les autorités. Et, bien sûr, le succès que son film « A l’ombre des ancêtres disparus » (Les chevaux de feu) a connu à l’étranger. En prison Paradjanov a dû se battre pour trouver sa place et il a noué une relation, à la fois intime, mais aussi poétique avec les autres détenus. Il leur racontait l’histoire des draps dans lesquels ils dormaient, le destin de ceux qui s’en étaient servis avant eux, il leur racontait des contes et légendes. Il utilisait chaque matériaux possibles (bouchons de bouteille de lait, cartes à jouer, papier hygiénique …) pour dessiner dessus et faire des cadeaux. Il a fini par se faire respecter mais je pense que ça lui a demandé beaucoup d’efforts.
Malgré sa rigueur, l’uniformisme soviétique a su accoucher d’immenses cinéastes comme Paradjanov, Pelechian ou Eisenstein. Selon vous, l’art se déploie-t-il d’avantage face à la censure ? Est-ce inhérent à la répression politique ?
Je ne sais pas précisément si l’art se réinvente ou s’il se perfectionne dans la contrainte. Une chose est certaine, c’est sous les dictatures, en particulier idéologiques, que les artistes ont tendance à chercher et à trouver des modes d’expressions différents. Lutter contre le marché ou être dans la concurrence et vendre le plus possible pour être respecté, ce n’est pas du tout la même chose.
Dans le cas de l’ex-URSS, la plupart des artistes fournissaient des œuvres pour le Parti mais ils parvenaient à trouver des tangentes en créant aussi pour eux-mêmes. C’était particulièrement le cas des peintres et des poètes. Sergeï Paradjanov étant à la fois peintre et poète dans l’âme, il a essayé d’insuffler son style à son langage cinématographique sans tenir compte des tendances du marché. Par la suite, d’autres cinéastes, comme Tarkovski, Sokourov et bien sûr Pelechian, ont suivi sa voie et également réussi à trouver leur propre langage dans ce système.
En tant que cinéaste, qu’avez-vous appris de la méthode de travail de Paradjanov ?
Ce que des artistes comme Paradjanov mais aussi Antonioni, Fellini ou Bresson, nous enseignent c’est avant tout l’audace de créer à partir de ce qui se trouve au plus profond de nous-mêmes. Être respectueux de l’académisme ne sert à rien, ce qui ne veut pas dire de ne pas « connaître ses classiques », bien au contraire ! Par exemple, pour « faire le clown » il faut savoir être mime, jongleur, comédien et sensible aux autres. Voilà, à mon sens l’une des choses que Paradjanov m’a transmise.
Pourquoi, selon vous, les autorités soviétiques se sont-elles focalisées sur la bisexualité de ce cinéaste ?
La calomnie sur l’homosexualité ou la bisexualité de Paradjanov a été mise en avant par le Parti car il fallait trouver un prétexte vis-à-vis du grand public pour le punir. Mais je crois que pour tout le monde, il était évident que c’était plutôt sa contagiosité en tant qu’artiste et son immense liberté d’expression qui devaient être enfermées.
Vous avez tourné cet hommage à Paradjanov en 2014, pourquoi avoir attendu 6 ans pour la sortie du DVD ?
Le film est sorti dans les salles françaises en 2015. Même si les professionnels le trouvaient très intéressant, ils ne savaient pas par quel bout le prendre pour le commercialiser. Le Scandale Paradjanov a obtenu plusieurs prix dans des festivals internationaux et il a fait un petit tour du monde mais il est resté somme toute assez discret dans son exploitation au sein de l’Hexagone. La chaine Arte étant coproductrice du film, elle l’a diffusé, deux ans après sa sortie mais face au déclin du marché du DVD, il a ensuite fallu trouver un éditeur courageux. C’est donc grâce à Tamasa Distribution-Philippe Chevassu que le coffret du film et de ses bonus a vu le jour. Pierre Eisenreich m’a beaucoup aidé en ce sens et l’entretien filmé avec lui dans le coffret en dit davantage.
Paradjanov a évolué simultanément au sein de plusieurs sphères : arménienne, géorgienne, ukrainienne russe… il maîtrisait toutes ces langues et a œuvré à construire un langage aussi unique qu’harmonieux. Est-ce un miracle du « soviétisme » ?
Oui, le fait d’être multiculturel, de parler plusieurs langues, de s’intéresser à la culture ancestrale et populaire des différentes républiques, lui a permis de devenir universel dans son rapport au récit et surtout d’inventer une approche du langage cinématographique encore jamais vue ni entendue. Son cinéma est unique car il est vierge de références. Il est aussi juste de constater que les artistes de type « homo sovieticus » ont souvent eu cette capacité de résistance et d’inventivité. Ils ont su utiliser le système au profit de leur art : l’absence de frontières entre les républiques soviétiques de l’époque, le fait qu’un artiste pouvait faire ses études à Moscou, puis exercer à Kiev, revenir à Tbilissi ou à Erevan ont contribué à un élargissement culturel évident.
Propos recueillis par Tigrane Yégavian
Photos : Surik Tadevosyan
Pour en savoir plus sur l’actualité de Serge Avédikian : https://www.serge-avedikian.com/
Pour découvrir le coffret Paradjanov : RDV sur le site des éditions Tamasa
Pour lire la chronique de SYMA News sur Le Scandale Paradjanov : Arte rend hommage à Sergueï Paradjanov
.