Nous avons eu la chance de converser avec Hicham Lasri durant le confinement. Réalisateur, écrivain, dessinateur, cet artiste marocain est aussi complet que sulfureux. Artiste prolifique, il est notamment connu pour avoir réalisé C’est eux les chiens et The sea is behind. Pour l’année 2020, il revient avec un maximum de projets et un nouveau roman : L’improbable fable de Lady Bobblehead.
L’interview filmée est disponible sur YouTube
Syma News : Comment est-ce que tu t’occupes pendant le confinement ?
Hicham Lasri : Ah ! La grosse question ! Moi, ça ne change pas grand chose dans ma vie à part ne pas sortir, ne pas aller faire du surf. J’en ai profité pour beaucoup écrire, j’ai terminé deux scénarios, une pièce de théâtre, un roman, un roman graphique, et un court métrage. Donc, j’ai vraiment cravaché. C’était très studieux et en même temps amusant. Beaucoup de sport aussi. J’essaie de me dire que c’est quelque chose qui est tellement extraordinaire que je n’ai pas envie d’avoir le nez collé à la réalité factuelle, aux news, au stress, à l’anxiété. Je le vois comme un évènement historique.
Quel impact va avoir le confinement sur le cinéma marocain d’après toi ?
Je ne pense pas que ça va changer quelque chose au niveau de l’art et de la question artistique. Actuellement, tout le monde se plaint parce que c’est des privations de boulot, de quoi vivre, on revient à des choses moins poétiques, on est là pour dire « Bon, il y a des techniciens, il faut les payer, il y a des artistes, il faut les aider ». On est dans l’idée d’entraide de crise mais ça ne change rien à la pratique artistique ou la qualité des films. Dans la création globalement, les gens se sont rendus compte que sans l’art, sans la musique, les films, les livres, et la culture, tout le monde serait devenu un peu dingue.
Parle nous de ton nouveau roman, L’improbable Fable de Lady Bobblehead
C’est l’histoire d’un personnage, qui au début du récit va prendre une douche en laissant son âme dans les vestiaires, et quand il revient, elle n’est plus là. Il a trente heures pour la retrouver et donc il va se balader dans un monde de plus en plus abracadabrant. Ça se passe à Casablanca, mais c’est un Maroc un peu imaginaire. C’est un voyage initiatique, un voyage du héros mais aussi de l’anti héros. Il y a une sorte de méta-écriture qui permet au personnage de parler à l’auteur, de l’engueuler, parce que son récit ne lui plait pas et qu’il veut être un meilleur personnage. Ce n’est pas loufoque, c’est un peu tendu, un peu violent. Et le roman est construit sur l’idée que dans notre littérature, maghrébine et arabe, on est beaucoup dans le constat, parfois stérile, mais pas beaucoup dans l’imaginaire. Quand on se balade dans n’importe quelle ville du Maroc, il y a beaucoup de folie douce mais on ne la montre jamais dans les livres ou les films. On a l’impression qu’il y a une déconnexion entre le geste artistique et le regard sur le réel. Or, pour moi c’est fondamental de partir du réel pour raconter quelque chose sans juste le retranscrire. L’histoire fait référence à la fois à Faust, à la Bible et au Coran et en même temps on peut en tirer des leçons de fable. Avec mon roman, il y a aussi une playlist : il est accompagné par des musiques que j’ai mises à disposition en ligne sur Spotify et Youtube. L’idée c’était d’inventer un monde un peu dépaysant mais pas totalement, parce qu’on part de codes qui sont réels.
Quelle est la genèse de ton roman ?
Je l’ai écrit pendant deux ans, mais je l’ai terminé juste avant le confinement. J’avais envie d’aller très loin, à la fois dans la recherche de la langue et en même temps dans la recherche stylistique : il y a des pages blanches dans le livre qui sont des ellipses, des pages noires quand le personnage broie du noir, des changements de police pour changer d’état d’esprit. On est dans un travail qui, au-delà de l’histoire qu’on raconte, apporte une sorte de souffle. Comme la musique que j’ai mise. Comme le travail sur les textures. C’est un livre très organique, on parle beaucoup du corps.
As-tu découvert des films en confinement ?
Découvert non, j’ai eu l’occasion de revoir certains films que j’aimais bien, que j’ai vu il y a vingt ans, J’ai beaucoup regardé de films français, parce que mon prochain film est en français et qu’il doit se passer dans un pays francophone, c’était l’occasion de voir des comédiens.
Quelles sont tes références cinématographiques ?
C’est fluctuant, quand j’étais jeune, c’était le western spaghetti, il y a dix ans, c’était Kubrick, maintenant, c’est Sidney Lumet. Mais je pense que ce qui compte c’est vraiment ce qu’on en tire. Tous les films sont intéressants. Les mauvais sont même plus intéressants que les bons, il y a toujours des failles. Maintenant, je suis plus à un moment de ma vie, où je laisse les films me traverser. Je ne cherche plus à définir un bon goût.
Quelles sont tes références littéraires ?
Récemment, j’ai lu Soljenitsyne, un écrivain que j’ai trouvé très intéressant sur la douleur, sur le Goulag. Mais c’est très éclectique, dans le sens où je lis de moins en moins de romans depuis une dizaine d’années et beaucoup plus d’essais. Des choses qui sortent un peu de nulle part. Parce que ça me nourrit, ça me remplit la tête. Ça me permet d’avoir des visions un peu particulières. J’essaie toujours de me surprendre, en plongeant dans des univers que je ne connais pas. Ça me permet d’avoir un savoir, que je ne peux pas avoir si je ne lis que des choses qui me plaisent. Depuis deux ans je commence à lire beaucoup de livres sur les croisades car j’ai un projet là-dessus. Donc c’est un travail de recherche mais avant tout de plaisir. Le dernier truc que j’ai lu qui m’a beaucoup fait marrer, c’était La Divine Comédie de Dante. L’enfer c’était très éclatant.
As-tu un conseil pour les jeunes cinéastes ?
Quand on m’a proposé de faire une école de cinéma, j’ai beaucoup hésité, j’ai été à la Fémis, j’ai regardé, j’ai fait des interviews avec les étudiants et j’ai découvert que tout le monde avait les mêmes références et les mêmes mots pour parler des mêmes références. Ça m’a un peu fait flipper. J’étais encore jeune, je devais avoir 19 ans et ça m’a fait flipper, parce que pour moi le cinéma, c’est la singularité. Et la singularité ça peut être un défaut qui devient une singularité, une incompréhension de quelque chose. C’est comme une imperfection artisanale, qu’il faut cultiver, pour en faire quelque chose d’intéressant.
Donc pour moi il y a deux choses. Il faut d’abord cultiver ce regard-là, cette singularité qui appartient aux gens au-delà du talent. Et à côté, il faut beaucoup de travail. Il faut être curieux de tout. Ne pas s’enfermer dans des références. Je sais que les jeunes cinéphiles sont un peu idiots, dans le sens où ils n’ont que des convictions, là où les plus vieux abandonnent les convictions, parce qu’ils n’en ont plus besoin. Plus on avance en âge, plus on se dit “Pourquoi choisir ? Je peux voir une série Z et un film de Woody Allen la même journée back to back. Qu’est ce que ça va changer ?” C’est pas du tout les mêmes parties du cerveau qui sont concernées ou les mêmes parties du corps. On est dans un monde où tout le monde a une caméra : comment intéresser les gens sur de nouvelles images ? C’est en leur proposant des choses qu’ils n’ont pas vues. C’est un peu la base du cinéma. C’est surprendre les gens. C’est la suspension d’incrédulité. C’est les pousser à rentrer dans un univers qui les englobe. C’est un spectacle, il ne faut jamais oublier que ce doit être immersif jusqu’à un certain point. C’est aussi beaucoup de travail de recherche pour trouver sa voie. Je sais que les milieux culturels, comme les Geeks, les Nerds, adorent avoir les mêmes références pour pouvoir en parler entre eux. Ça fait secte. Mais ça n’enrichit pas son homme : les gens qui font des films parce qu’ils ont vu des films, ça n’a jamais fait de bon cinéma. C’est stérile. Je pense qu’il faut être dans la vie. Il faut vraiment vivre dans la vie, puis à partir de là, tirer quelque chose qui s’appartient.
As-tu été inspiré par la pandémie ?
J’ai « tourné » une BD d’une soixantaine de pages. J’ai dessiné une planche par jour, sur un personnage qui vient du monde d’avant la pandémie et qui se faisait embêter par tout le monde. Il était un peu la tête de turc de sa famille, de sa femme, de ses voisins… Au début du récit, il va décider de choper la maladie pour l’inoculer à tous ceux qui le font chier afin de s’en débarrasser. C’est une sorte d’histoire de crime, et le criminel c’est la maladie. Au fil des pages, on suit son errance pour aller chercher le virus et l’on comprend qui il est et ce qui le motive. Il y a un côté film noir avec de la voix off. A mon avis, il faut laisser passer la vague de cette pandémie, après la première vague, il y a toujours le ressac, il y a toujours le truc un peu… pas encore propre…
Pour découvrir les oeuvres écrites d’Hicham Lasri :
L’improbable Fable de Lady Bobblehead aux Éditions Rimal
Marroc aux Éditions Le Fennec
Fawda aux Éditions Kulte