Les analystes du jeu vidéo ont fait les yeux ronds la semaine dernière en voyant la valeur de l’action de GameStop être multipliée par dix en l’espace de 48 heures. Comment un revendeur de jeux vidéo aux résultats aussi détériorés peut-il à ce point attirer l’attention? En creusant un peu, on s’aperçoit qu’il s’agit là d’un sujet explosif pour la finance américaine. Est-ce une révolte? Non sire, c’est la révolution des boursiers 2.0.
Au centre de l’affaire se trouve Reddit. Ce réseau social très prisé des anglophones traite de tout, de n’importe quoi, mais aussi de choses très importantes comme l’activité boursière. Là, on trouve une page du nom de Wall Street Bets, une communauté de boursicoteurs a priori banale, sauf qu’elle ne l’est plus vraiment. Les lettres GME remplissent la page de messages. Il s’agit des initiales de l’action GameStop, que des dizaines de milliers de membres du forum possèdent maintenant par milliers. Cela fait des dizaines de millions de titres (peut-être plus) dans les poches de ces anonymes qui appelé à l’achat à travers Reddit. Le titre a décollé à une vitesse fulgurante, boosté par les multiples achats simultanés.
Les “gilets jaunes” de la bourse?
Quand on y regarde de plus près, on voit qu’il ne s’agit pas là d’une “simple” opération spéculative. L’objectif de Wall Street Bets est clair : mettre à terre les fonds d’investissements qui vendent à découvert. Les membres de Wall Street Bets défient ouvertement les vendeurs à découvert, qu’ils accusent de nuire à l’économie réelle et donc aux salariés. Melvin Capital, un de ces grands fonds d’investissements, a déjà jeté l’éponge aux pris de lourdes pertes. Investir rapporte que Melvin aurait été recapitalisé en urgence de 3 milliards de dollars. Sur CNBC, l’éditorialiste économique Jim Cramer appelle les boursicoteurs à vendre leurs titres GameStop car ils ont “déjà gagné”. Mais cela ne fait que renforcer la détermination des geeks de Reddit, maintenant certains d’être en position de force. Mais comment font-ils?
La vente à découvert obéit à un mécanisme très simple : vendre un titre financier qu’on achètera plus tard. Si une entreprise va mal, le cours de son action est susceptible de baisser sensiblement. Si je considère que l’action GameStop, qui vaut 30$ aujourd’hui, en vaudra 20 dans un mois, j’ai intérêt à la vendre à découvert. Je la vends à 30$ dès maintenant, mais je donnerai le titre à mon acheteur que dans un mois. Si l’action a effectivement baissé à 20$, je gagne 10$. L’effet pervers de cette méthode est que cela peut aggraver la situation d’entreprises déjà en difficulté. C’est cette propension à s’enrichir sur le malheur des autres que les activistes de Wall Street Bets détestent particulièrement. On se rappelle d’ailleurs que la vente à découvert avait été temporairement interdite lors de la crise financière de 2008, afin de ne pas rajouter aux dégâts.
La faiblesse des vendeurs à découvert tient dans le fait que ce type de contrat a une date de fin fixée. A terme, quoi qu’il arrive, le vendeur doit fournir (et donc acheter) l’action. GameStop est maintenant valorisé à 277$ par action, donc ceux qui l’ont vendue à découvert à 30$ font maintenant une perte de… 800%! Wall Street Bets sait que beaucoup d’autres fonds d’investissement autres que Melvin sont dans le coup : 80% des contrats à découvert n’auraient toujours pas été débouclés. Les boursiers vengeurs savent donc qu’il y a encore beaucoup de financiers à “punir” et les lettres HOLD (gardez l’action) s’affichent fièrement dans leur QG virtuel de Reddit. Le “gang GME”, comme on commence à l’appeler, s’apprête à camper fermement sur ses positions.
Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup
Mais que font les autorités dans tout ça? La Securities and Exchange Commission (SEC), chargée de faire respecter les règles à Wall Street, dit “évaluer la situation” et “scruter les actions des entités qui restreignent le droit d’échanger les titres”. Ceci va en réalité pour l’instant dans le sens de Wall Street Bets. Hasard amusant, il se trouve que beaucoup de ces particuliers utilisent une application appelée “Robin Hood” lors de leurs boursicotages. Sauf que ce Robin des Bois des courtiers n’est guère fair play : vendredi, Robin Hood avait bloqué l’achat des titres GameStop, prétextant des problèmes comptables. Un action non concertée avec la SEC, et où les membres de Wall Street Bets voient une manipulation des grands groupes.
En clair, même si la SEC est inquiète de la volatilité générée par Wall Street Bets, ceux-ci ne violent à priori aucune règle connue. Si je vois un ami et que l’on se met d’accord pour acheter chacun des actions GameStop, ce n’est pas un délit d’initié. Ça ne l’est pas plus si j’ai dix mille amis. Les autorités boursières n’ont donc aucun fondement juridique pour attaquer Wall Street Bets. Et même si c’était le cas, qui iraient-elles poursuivre en justice? Le régulateur peut-il aller chercher chaque inscrit à Wall Street Bets? La page compte maintenant sept millions de membres. Fermer Reddit? Ils se prendront le 1er amendement à la figure. La sénatrice Elizabeth Warren appelle la SEC a mettre fin à “l’économie casino” et à identifier les “trous dans la législation”. Le mot est lâché : les règles sont trop floues, il n’y a aucun moyen d’arrêter Wall Street Bets.
Le rouleau compresseur du nombre change complètement la donne de la finance américaine, et donc très bientôt de la finance mondiale. Wall Street Bets est potentiellement le point de départ de bulles financières incontrôlables. Après GameStop, les “justiciers” se penchent maintenant d’autres titres visés par les vendeurs à découvert, comme AMC Entertainment (un groupe de cinéma américain) ou encore American Airlines. Les applications de la “méthode” sont a priori sans limites et l’on se rend bien compte aujourd’hui qu’internet est une arme contestataire de plus en plus imparable.