Retourner à Sölöz : un constat amer sur la régression de la Turquie
Dans le cadre des découvertes du cinéma Saint-André-des-Arts (Paris Ve), le réalisateur Serge Avédikian propose un cycle de rencontres autour de son dernier long-métrage, Retourner à Sölöz.
L’occasion de découvrir un film doux-amer, pétri de questionnements sur le devoir de mémoire et sur les dérives autocratiques qui trouvent, hélas, une partie de leurs conséquences au cœur de l’actualité turco-arménienne.
Un premier voyage en quête de racines
Le premier voyage en Turquie de Serge Avédikian s’est fait un peu par hasard, dans le cadre d’un festival cinématographique à Istanbul en 1987. Affublé d’une vieille caméra, il a voulu fouler la terre de son grand-père dans une quête irrationnelle de ses origines et s’est rendu à Sölöz, au sud de la capitale stambouliote. Là, sur les hauteurs de cet ancien village de la Turquie ottomane, il a cherché des traces de sa famille arménienne, des souvenirs improbables et rencontré des habitants descendant eux-mêmes de populations déportées : face à ces bulgares assimilés revendiquant une identité turque, une conversation s’est tissée, des mains se sont serrées et des pierres ont été soulevées, parmi lesquelles des pierres tombales arméniennes bien trop longtemps dissimulées…
Place à un dialogue arméno-turc
Quelques années plus tard, la quête de Serge Avédikian s’est donc poursuivie, comme une évidence : en 2003 et 2005, il est revenu à Sölöz pour creuser un peu plus les entrailles de son histoire et tacher de comprendre ce que le génocide de 1915 avait laissé de son ADN. À son grand étonnement, les tombes arméniennes avaient toutes disparues, scellant dans le néant l’existence de ces martyrs d’un autre siècle. Face à ces corps doublement assassinés, le cinéaste a alors senti le besoin de faire ressurgir cette mémoire engloutie. De nouveau, il a frappé aux portes des villageois, entamé des questionnements avec les anciens mais aussi demandé leur avis aux nouvelles générations. Dans ces prémices du XXIe siècle, le dialogue demeurait encore possible, mais un certain malaise et des non-dits s’installaient déjà au fil des conversations.
Une avancée sans retour possible…
En 2019, l’appel de Sölöz s’est une dernière fois fait sentir et Serge Avédikian y est retourné… En l’espace de quinze ans, il a pu constater – à son grand regret – à quel point la Turquie s’était refermée sur elle-même : non seulement, elle s’était enlisée dans son négationnisme en érigeant en héros les figures des bourreaux de 1915 mais, en prime, elle avait courbé l’échine sous le joug d’une autocratie.
Dans l’ombre de la figure radicale d’Erdogan et des mausolées de Talaat & Enver Pacha, le village de Sölöz – à l’exemple de beaucoup d’autres – a ainsi perdu toute son identité et scellé, en quelque sorte, sa propre tombe.
En effet, lorsque l’on s’y promène aujourd’hui, Sölöz a relégué ses vestiges byzantins aux oubliettes et enseveli tout témoignage des quatre siècles de présence arménienne : les ateliers de soie ont disparu, les tombes chrétiennes se sont évaporées, quant aux grandes maisons des Arméniens chassés ou massacrés, elles ont successivement été détruites pour tenter d’y trouver d’éventuels trésors dissimulés depuis 1915…
En éradiquant ce passé et en acceptant l’impérialisme turc d’Erdogan, Sölöz a mis fin à son avenir : le village a commencé à se délabrer, son école a fermé, sa jeunesse s’est enlisée, la mairie s’est envolée, quant aux femmes, elles y sont de nouveau voilées …
Comme le dit amèrement Serge Avédikian: « À présent, cette bourgade est vouée à disparaître car elle va être désertée. Dans quelques temps, elle accueillera certainement une colonie de datchas et n’aura plus rien à transmettre. C’est tragique. »
Triste constat
Retourner à Sölöz est un film intéressant tant d’un point de vue politico-sociétal qu’historique car il contient plusieurs strates et propose une multitude de lectures. Par-delà le besoin initial du cinéaste de retrouver le village de son grand-père, il nous interroge sur le devoir de mémoire, nous invite sagement au respect de l’autre, tente avec optimisme une réconciliation des peuples et ouvre concrètement les yeux des spectateurs sur les dérives d’un nationalisme exacerbé.
Malgré le calme et la douceur véhiculée par Serge Avédikian au fil de ses entretiens, on sent que son constat est néanmoins pétri d’une sourde inquiétude car en l’espace de trente ans, il a vu régresser toute la Turquie. À travers le spectre d’un simple village, son long métrage montre avec beaucoup de lucidité le cheminement pris par Erdogan à l’égard de son pays : entre un renforcement du négationnisme, une suppression de la mémoire collective et une islamisation radicale de son peuple, le président semble avoir définitivement fait ses choix.
Pour Serge Avedikian, qui a toujours cru en un dialogue entre les turcs et les arméniens, la pastille est amère. Même si son film ne juge pas, on entend bien à la gravité de sa narration à quel point il déplore le conservatisme dans lequel s’est enfermé la terre de ses ancêtres…
Face à un tel retour en arrière, une réconciliation est-elle encore envisageable ?
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Retourner à Sölöz
Un film de Serge Avedikian
www.serge-avedikian.com
Producteurs : Les Films d’Ici , Studio Orlando
Montage image : Philippe Vallois
Mixage : Philippe Grival
Image : Richard Copans, Serge Avédikian, Erhan Arik
Photographie : Joseph Marando
Traduction – Documentation : Burcin Gercek
Le St-André-des-Arts
30, rue Saint-André-des-Arts
Paris 6e
Pour toute information : 0143264818
Du 17 novembre au 14 décembre 2021
Les projections-débats sont à 13h. Ci-dessous, la liste des différents invités conviés par Serge Avédikian :
En novembre 2021 :
Mercredi 17 : Anouche Kunth (Chargée de recherche, CNRS) et Serra Yilmaz (Actrice, à Istanbul, Strasbourg, Florence, Paris, Rome)
Le jeudi 18 : Hande Topaloglu Hartmann (Diplômée Science Po, Filmer la mémoire: une recherche sur les représentations cinématographiques du génocide des Arméniens dans le cinéma de Turquie)
Le vendredi 19 : Guillaume Perrier (Journaliste et écrivain, spécialiste de la Turquie)
Le samedi 20 : Cengiz Aktar (Universitaire, journaliste et écrivain)
Le dimanche 21 : Hamit Bozarslan (Historien et politologue, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient) Burçin Gerçek (Journaliste, écrivaine, AFP-Ankara)
Le lundi 22 : Claire Mouradian (Historienne, directrice de recherche au CNRS)
Le mercredi 24 : Aude Merlin (Université libre de Bruxelles (ULB), écrivaine, spécialiste du Caucase et de la Russie) et Tigrane Yegavian (Journaliste, écrivain, spécialiste du Moyen-Orient et du Caucase)
Le jeudi 25 : Umit Metin (Président de l’Association Acort)
Le vendredi 26 : Robert Guediguian (Cinéaste et producteur) et Sibil Cekmen (Doctorante et chargée d’enseignement à l’Université Lumière)
Le samedi 27 : Ahmet Insel (Universitaire et écrivain) et Michel Marian (Universitaire et écrivain)
Le dimanche 28 : Elena Gabrielian (Journaliste RFI)
Le 29 lundi : Raymond Kevorkian (Historien et écrivain) – Sedef Ecer (romancière, auteure dramatique, scénariste et metteuse en scène franco-turque.)
En décembre 2021
Le mardi 7 : Gorune Aprikian (Auteur, Producteur et réalisateur)
Le mardi 14 : Anne Consigny (Actrice et réalisatrice)
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Pour lire nos anciens articles concernant Serge Avédikian : Le Scandale Paradjanov et Arte rend hommage à Paradjanov
ou son fils Hovnatan Avédikian : Europa Esperanza