Avec CAP AU PIRE, Denis Lavant propose un voyage abyssal dans la pensée beckettienne
Écrit en 1982 par Samuel Beckett, ce soliloque énigmatique n’a pas la notoriété d’En attendant Godot, ni celle de Fin de partie mais il les surpasse en puissance. Il faut dire que Cap au pire n’est pas un texte théâtral mais plus une lecture qui nous plonge dans les cogitations désarticulées d’un auteur égrainant les bribes de son passé. Évoquant de façon subliminale un vieil homme, un enfant et une femme, le dramaturge irlandais propose une sorte de voyage intérieur qui navigue avec dérision sur les écueils vertigineux de la finitude et du néant.
Denis Lavant, une interprétation magistrale
L’exercice est ardu pour Denis Lavant mais le comédien n’a peur de rien et porte les mélopées de Beckett magnifiquement.
Débout dans la pénombre du Théâtre 14, il se tient face au public, les bras ballants et les pieds nus, posés sur un rectangle lumineux. Entièrement vêtu de noir, il va garder cette posture immobile durant près d’une heure trente et maintenir son corps et son public sous haute tension.
Concentré, la diction précise et insistante, Denis ressemble à un spectre tiraillé entre le désespoir et la jubilation. Laissant fuser sa voix rauque et grave, il prend graduellement possession de l’univers beckettien et ponctue son discours aride d’une ironie monotone. Au fil des respirations et des hiatus, on sent toute l’écriture désillusionnée de Beckett qui se diffuse en lui pour y distiller sa lucidité autant que sa détresse.
Grace à la mise en scène épurée de Jacques Osinski, les spectateurs ont l’impression de pénétrer dans une composition orchestrée par Soulage où un halo de lumière surgirait du noir pour lustrer le crâne rasé du comédien et creuser ses orbites. Ce choix minimaliste est parfait pour nous permettre de savourer l’interprétation magistrale de Denis Lavant qui nous laisse perplexe autant qu’il nous envoute.
Surtout lâchez prise !
« Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore »… C’est ainsi que le texte de Beckett commence.
Il ne faut surtout pas chercher à tout comprendre de cette oeuvre singulière. Juste cheminer et se laisser porter par la musique des mots et le rythme du verbe, même si parfois c’est obscur, opaque, voire hermétique.
Dans ce monologue vertigineux, l’important est d’être à l’écoute et d’avoir tous les sens en éveil pour saisir des indices car la ligne narrative de Cap au pire frôle le chaos. Afin de maintenir ce Cap, le spectateur doit savoir lâcher prise. Chavirer. Surtout ne pas chercher le rationnel. Entrer en apnée mentale. Capter des images, des silhouettes. Passer de l’abstraction au figuratif. Sentir l’humour âpre et terrible de Beckett. Admettre que notre passage sur terre est éphémère. Comprendre que le néant nous attend et laisser infuser ce tsunami existentiel en quittant modestement la salle.
« Trou noir béant sur tout. Absorbant tout. Déversant tout »
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Florence Gopikian Yérémian – florence.yeremian@symanews.fr
Cap au pire (Worstward Ho)
De Samuel Beckett
Une pièce de Jacques Osinski
Interprétée par Denis Lavant
Théâtre 14
20 avenue Marc Sangnier
Paris 14e
Jusqu’au 19 octobre 2024
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Photos :©Florence Gopikian Yérémian