Eric Bu vient de réaliser son dernier film, “Le retour de Richard 3 par le train de 9h24”. Prolifique et hyperactif, il profite de ce temps suspendu pour avancer ses projets d’écriture et finaliser ses scénarios. Rencontre avec un passionné de théâtre et de cinéma.
Florence Gopikian Yérémian : Vous êtes plutôt cinéaste ou metteur en scène ?
Éric Bu : Les deux ! J’oscille depuis toujours entre les deux médias ! Le jour où j’ai découvert Philippe Caubère sur scène, j’ai compris que le théâtre pouvait être encore plus fort que le cinéma pour offrir des images folles et illimitées, puisqu’elles sont créées directement dans l’imaginaire du spectateur !…
Et je trouve que le théâtre a également quelque chose de très libérateur pour le cinéma. Regardez « Les chatouilles » ou « Guillaume et les garçons à table », voyez comme la liberté de la scène permet de libérer la narration cinématographique ! C’est jubilatoire !
Et inversement, je crois que ma casquette de réalisateur influence mon écriture théâtrale, avec un rythme plus vif, des ruptures, une logique narrative à la limite d’un onirisme emprunté au cinéma…
Quelles sont vos principales réalisations cinématographiques ?
Mon premier long-métrage a été « Swamp », un film produit de façon complètement indépendante qu’on a réussi à l’époque à sortir en salles à Paris et à vendre à Canal + et TPS…
Et puis j’ai produit et réalisé une trilogie de courts-métrage aux frontières du fantastique coécrit avec Hervé Prudon. L’un d’eux « Le soleil des Ternes », avec Frédéric Pierrot et Sabrina Ouazani, a remporté le prix du Shortfilm Corner à Cannes en 2008.
J’ai ensuite réalisé « L’homme flottant », un moyen-métrage inspiré d’Oblomov, qui a été diffusé sur France 2 et est sorti dans une salle à Paris.
En 2015, j’ai tourné un court-métrage historique/onirique, écrit par Fabien Bertrand, inspiré de la dernière journée de l’auteur Daniil Harms pendant le siège de Leningrad « Ogurets où les turpitudes d’un concombre russe », diffusé depuis dans le monde entier. Et la même année, j’ai réalisé une comédie fantastique « Ne vois-tu rien venir ? », long-métrage inédit à ce jour…
En 2017, j’ai fait « Le festin de Pierre ». Ce documentaire de 90′ est sorti au cinéma du Lucernaire. Il raconte sur 6 mois la création de ‘Festin” , un spectacle de la compagnie des Épis noirs par Pierre Lericq.
Mon dernier film à ce jour est “Le retour de Richard 3 par le train de 9H24 », écrit par Gilles Dyrek.
Est-ce qu’il y a un point commun à toutes vos créations ? Une thématique qui revient consciemment ou pas?
J’aime les histoires de transfert. Quand la problématique d’un personnage imprègne ceux qui l’entourent… Quand ça fini par tordre leur perception de la réalité. Notre perception de la réalité dépend des autres, de nos interactions avec eux, de l’amour, de la haine… Nous sommes tous hyper-connectés. Je crois que dans mon écriture, on flirte toujours un peu avec la folie, d’où mon goût pour un cinéma aux frontières du fantastique. Mais avec l’âge, l’humour s’est de plus en plus imposé pour alléger tout ça et pour offrir plus de place au spectateur.
Vous venez de réaliser « Le Retour de Richard 3 par le train de 9h24 ». Dans ce film, on découvre un diner de famille où tous les convives sont des comédiens engagés par le maître de table pour remplacer ses proches, comment est née l’idée de ce scénario ?
De façon très pragmatique. Nous avions un budget serré, qui nous imposait de réduire au maximum les décors du film et de limiter le nombre de comédiens. Nous avons commencé à brainstormer sur cette base avec Gilles Dyrek et les producteurs. J’ai proposé cette idée, qui est loin d’être originale puisqu’elle a déjà été utilisé dans de nombreux films et pièces de théâtres, parce qu’elle offrait un (double) cadre passionnant pour développer les personnages, une ligne narrative dramatique et folle en note de fond, et de quoi créer des scènes de débordement et de malentendu comme Gilles Dyrek en a le secret, avec des dialogues généreux où il excelle.
Pourquoi avoir choisi ce titre : « Le retour de Richard 3 par le train de 9h24 » ? Une inspiration shakespearienne ?
Non, restons modeste ! On cherchait un titre. Gilles a proposé quelque chose autour de Richard 3 (il y a trois Richard dans notre film, c’est le seul rapport avec William). On lui a dit que c’était drôle, mais que ça pouvait être pris au premier degré et qu’il fallait donc le « décaler » pour qu’on comprenne qu’il s’agissait d’une comédie. Il a repris un élément concret du scénario et a trouvé ce titre, qui nous a tous fait beaucoup rire, ce qui était bon signe !
Vous avez tendance à aimer les titres à rallonge (« Ogurets ou les turpitudes d’un concombre russe », « L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine »…), est-ce qu’il y a une raison ?
Je ne sais pas trop. « Ogurets » , c’était le titre du scénario de Fabien Bertrand, « L’influence des croissants », c’est le titre du livre de Ruwen Ogien dont la pièce est adaptée… Je plaide non coupable pour ceux-là…! Mais je crois que j’aime bien les titres qui interpellent, qui posent une question, qui donne déjà les bases d’un univers dans l’inconscient du spectateur. Moi, de base, je suis plutôt curieux d’un film qui me pose la question : « Ne vois-tu rien venir ? » J’ai envie d’y répondre…
Le casting du film repose sur une très belle sélection de comédiens. Sont-ils issus essentiellement du théâtre ou du cinéma ?
Ils viennent de partout. Aujourd’hui, heureusement, les frontières sont poreuses, et un comédien peut beaucoup plus facilement passer d’un média à l’autre. Qui peut le plus peut le moins, et un acteur qui a de l’expérience, quelle qu’elle soit, est un trésor, un instrument vivant, sensible, toujours surprenant.
Ces comédiens, j’en connaissait beaucoup avant le tournage, mais pas tous. Avec Camille Bardery, j’ai même déjà co-écrit et tourné trois films. Gilles leur a tous taillé des rôles sur-mesure; Et nous avons travaillé une semaine à la table avant le tournage, afin d’enrichir leur personnage et peaufiner l’écriture.
Derrière la quête de pardon et la réconciliation familiale, votre film n’est-il pas surtout une véritable réflexion autour du paradoxe du comédien ?
La réponse est dans la question ;). C’est aussi une réflexion sur la projection je crois. Qu’est-ce qu’on projette sur les autres ? Que projettent-ils sur nous ? On projette un film à des spectateurs, mais eux, que projettent-ils de leur propre histoire sur le film ? j’ai toujours été frappé de la richesse des retours des spectateurs. On croit avoir réalisé « un » film, mais non, on a produit autant de films qu’il y a de spectateurs en vérité.
Au fur et à mesure de l’histoire, tous les protagonistes s’égarent entre le jeu et la réalité. Est-ce un comportement que vous avez pu observer auprès des acteurs que vous avez mis en scène ?
C’est très subtil, mais oui, il y a souvent une sorte de transaction mystérieuse entre un acteur et son personnage. Le personnage joue sur lui, mais il joue aussi sur le personnage, le nourrissant de sa propre personnalité. C’est encore plus frappant lorsqu’on écrit un rôle en pensant à un acteur qu’on connait, la frontière est encore plus poreuse. Mais tout cela se négocie avec pas mal de dérision et d’auto-ironie, qui est indispensable pour avoir la bonne distance. Pour prendre l’exemple d’Elodie Menant qui joue dans ma pièce « Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? », c’est très troublant. Je lui ai proposé ce personnage parce qu’elle dégage naturellement une énergie qui en est proche, mais j’avoue m’être parfois demandé à quel point l’ “esprit” d’Arletty pouvait avoir déteint sur elle… Heureusement c’est un bon « esprit »… Il faut aborder ces sujets avec beaucoup d’humour, mais on parle bien d’ “incarner” un personnage… À quel point le personnage s’incarne-t-il dans l’acteur ?
« Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » (Cocteau)
Avez-vous prévu une adaptation de ce long-métrage pour la scène théâtrale ?
Thibaud Houdinière, qui est producteur d’Arletty et de ma pièce sur Dolto avec Sophie Forte, est tombé amoureux du film et nous a effectivement proposé de l’adapter sur scène. Gilles a déjà écrit une très belle adaptation. Ça devrait être pour Avignon 2021, si tout va bien.
Juste avant le confinement, nous avons eu le plaisir de découvrir votre dernière pièce co-écrite avec Elodie Menant « Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? » au Théâtre Montparnasse. La pièce devait-elle partir pour Avignon ?
La pièce a déjà été créée à Avignon, et s’y est jouée en 2018/2019. Elle devait effectivement s’y jouer cette année encore. J’espère qu’elle pourra reprendre au Petit Montparnasse à la rentrée.
Aviez-vous également prévu d’autres spectacles pour cette période ? Comment gérer-vous ce « ralentissement » ?
Nous étions en pleine répétition de « Lorsque Françoise parait », mon nouveau spectacle avec Sophie Forte, sur Françoise Dolto, qui devait se créer au théâtre du Balcon à Avignon… Pour le spectacle vivant, ce n’est pas un ralentissement, c’est un arrêt brutal, catastrophique, qui menace toute une profession extrêmement fragilisée. Les productions et les compagnies sont très menacées, et par extension, tous les techniciens et comédiens qui travaillent pour eux.
Lorsque la réouverture des lieux culturels va se confirmer, comment selon vous redonner confiance aux gens pour qu’ils retournent au théâtre ou au cinéma ? Avez-vous des idées pour réorganiser la scène artistique nationale ou est-ce un challenge impossible à vos yeux ?
Je pense que c’est tout à fait possible et je peux vous dire que tout le monde y travaille actuellement. Tout comme Pierre Lescure est en train de le faire pour les cinémas avec une mise en place sanitaire pour limiter tout risque. Il serait absurde que les cinémas rouvrent et pas les salles de spectacle !
Mais les théâtres municipaux sont tributaires des mairies et de leur bonne volonté, ce qui peut compliquer les choses, surtout en période électorale… Mais c’est possible bien entendu ! Protéger des vies en restant vivant, c’est possible au spectacle vivant ! Un bon slogan non ?
Vous participez au collectif Année Noire 2020, pouvez-vous nous dire en quoi consiste la pétition de ce regroupement d’artistes qui compte déjà plus de 160000 signataires ?
Un ministre des armées avait suggéré à Churchill de couper dans les dépenses pour la culture. Celui-ci lui aurait répondu « Dans ce cas, pourquoi nous battons-nous ? »
Si nous sommes « en guerre », je pense que le culture n’est pas négociable. Elle donne du sens à nos vies, elle lui donne du goût, le goût de vivre ! Et elle est un des piliers de notre économie ! Demandez aux régions comment elles feraient sans festivals… La culture représente bien plus au PIB que l’industrie automobile par exemple…
Et la culture, c’est avant tout ceux qui y travaillent d’arrache-pied. Ce collectif demande donc à l’Etat de prendre ses responsabilités pour soutenir ce secteur et l’ensemble des intermittents… Mais il me semble, sans trop m’avancer, que nous commençons à être entendus…
Arrivez-vous à travailler pendant cette période de confinement ? Ce temps suspendu est-il pour vous favorable ou défavorable d’un point de vue créatif ?
Étrangement, c’est très favorable pour l’écriture. J’avance sur un projet qui me résistait depuis deux ans, j’ai finalisé une première version d’une pièce co-écrite avec Laura Léoni, je me projette sur de futures écritures, j’avance sur un projet de film… Bref, je m’occupe pas mal et au final, les journées passent très vite !
Un nouveau projet se profile ?
Plusieurs !
Au théâtre, « Lorsque Françoise parait » au théâtre Lepic (de Salomé Lelouch) à la rentrée, dés qu’on nous y autorise. La reprise d’Arletty j’espère au Petit Montparnasse, « Le retour de Richard 3 par le train de 9H24 » à Avignon l’été prochain, donc à répéter dés le premier semestre 2021… Je vais également essayer de monter une production pour « Collapsus » au théâtre, un projet étrangement d’actualité, que nous avons commencé à écrire il y a 9 mois avec Laura Léoni. Et enfin, j’espère finaliser l’écriture de « Contre vents et marées », une pièce pharaonique qui sera je l’espère mise en scène par Johanna Boyé (metteuse en scène d’Arletty).
Côté cinéma, avant tout la sortie du « Retour de Richard 3 par le train de 9H24 » en salles ! Et puis je cherche un producteur pour l’adaptation de « Chagrin pour soi » (une pièce formidable de Sophie Forte)… Et avec Alexis Bougon, coproducteur de « Richard 3 », nous cherchons un diffuseur pour un projet de web-série adaptée d’une pièce de Pierre Notte « Histoire d’une femme », avec Muriel Gaudin.
Auriez-vous un livre à conseiller à nos internautes pour les faire patienter jusqu’au 11 mai ?
J’avoue que j’ai eu beaucoup de mal à trouver un livre qui m’accroche dans cette période, mais j’ai fini par être littéralement dévoré (oui parfois aussi, ce sont les livres qui nous dévorent !) par « l’Arbre monde » de Richard Powels. C’est un livre vraiment très puissant et qui m’offre une bouffée d’air pur en confinement. Il m’aide aussi à relativiser tout ce que nous vivons en ce moment, et ce n’est pas rien…
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Le retour de Richard 3 par le train de 9h24
Un film d’Eric Bu – Scénario : Gilles Dyrek
Avec Sophie Forte, Hervé Dubourjal, Jean-Gilles Barbier, Camille Bardery, Amandine Barbotte, Lauriane Escaffre, Ariane Gardel, Benjamin Alazraki, Yvonnick Muller
L’histoire commence par un diner de famille qui frôle le règlement de comptes. Comme dans toutes les chaumières, celà semble normal sauf que les convives sont tous des comédiens engagés par PH, le maître de table…
Afin de recevoir le pardon de ses proches qui ont tous disparu dans un accident d’avion, PH a, en effet, décidé d’organiser une thérapie théâtrale avec des inconnus auxquels il attribue le rôle de sa femme, sa soeur ou son fils qui l’a renié.
Au fur et à mesure de ce mea culpa abracadabrant, les comédiens perdent le fil de leurs jeux et commencent à s’identifier à leurs personnages. La réalité prend alors le pas sur l’improvisation. Les rôles basculent. La rancoeur s’immisce. La vraie colère monte. Et la vérité surgit enfin !
A travers ce psychodrame burlesque, Eric Bu s’amuse à nous faire cogiter sur le sens du pardon mais il nous offre surtout une belle réflexion sur le paradoxe du comédien.
Florence Gopikian Yérémian
Dû au confinement, toute l’équipe du tournage a décidé de vous offrir le film en avant-première : http://leretourderichard3.com/
Ce partage est valable jusqu’au 11 mai 2020.
Photos : ©Frédérique Toulet