Le film de Melina León débute sur une note de joie : une danse traditionnelle où sont réunis Georgina, sa famille et les gens de leur petit village péruvien. Georgina est enceinte et malgré son immense pauvreté, elle attend cette naissance avec impatience. Un jour, alors qu’elle est en train de vendre des pommes de terre à la sauvette, elle entend parler d’une fondation médicale qui propose aux futures mères des accouchements sans frais au cœur de la capitale. Candide et enthousiaste, la jeune femme se rend à Lima et met au monde une petite fille. Tandis qu’elle se repose, la structure médicale se désintègre et son enfant disparaît. Désespérée, Georgina court au commissariat, tente de plaider sa cause auprès des tribunaux mais personne ne l’écoute. Le hasard lui fait alors croiser la route de Pedro, un jeune journaliste qui accepte de l’aider à chercher son bébé et se retrouve soudain embarqué au sein d’un terrible trafic d’enfants…

Melina Leon: une réalisatrice péruvienne aussi intrépide que talentueuse
Canción Sin Nombre est l’œuvre d’une femme réalisatrice, ce qui est extrêmement rare au Pérou. Melina León est donc doublement méritante car elle franchit un pas dans la sphère misogyne du cinéma péruvien tout en s’attaquant ouvertement aux dérives étatiques de son pays. Son film est en effet une dénonciation de la corruption péruvienne qui gangrène toutes les instances du pouvoir sur le dos d’un immonde trafic d’enfants.

La crise péruvienne : ségrégation sociale et disparités
A travers le personnage de Georgina (interprété avec une émotion incroyable par la comédienne Pamela Mendoza), Melina León pose d’abord un regard amer sur la crise que traverse le Pérou dans les années 80. Le pays est à la dérive, les petites gens n’ont presque plus rien à manger, le couvre-feu est instauré et l’élite en profite à cœur joie face à la candeur et l’analphabétisme de ses paysans quechuas.
Dans ce contexte d’injustice sociale, la figure de Georgina ramène au devant de la scène la position de la femme qui se retrouve non seulement réduite au simple rang de génitrice mais aussi privée de son enfant au profit d’organisations criminelles.

Une dénonciation à froid du trafic d’enfants
Le sujet de Canción Sin Nombre – celui des enfants volés – est très poignant mais Melina León a l’intelligence de ne s’enliser dans aucun pathétisme. Par-delà la douleur évidente de sa pauvre protagoniste, elle invite les spectateurs à une investigation journalistique qui efface rapidement les larmes et empêche le film de sombrer dans un drame sans fin.
Le constat est fait à froid : il n’y a pas de pleurs, pas de cris et aucune image choc. Lorsque l’enfant de Georgina est enlevé, une immense sensation de vide et de néant s’instaure au sein du récit mais cette douleur demeure mutique. Sans aucun mot, l’on perçoit alors insidieusement la violence psychique et dévastatrice d’un tel acte. On ressent aussi le sentiment d’injustice de cette jeune mère et de toutes les femmes de sa condition prises dans les griffes d’un système politique totalement perverti et bien trop puissant pour elles.

Une esthétique cinématographique très particulière
L’un des aspects inattendus de ce long-métrage est qu’il a entièrement été tourné en noir et blanc dans un format 4:3 qui nous donne l’impression de visionner de vieux souvenirs de famille.
Cette approche esthétique offre des passages très sombres alternant avec tout un panel d’images surexposées. Au fil du récit, on traverse ainsi des paysages teintés d’immenses ciels lumineux qui se transforment graduellement en de profonds brouillards et finissent par envelopper de mystère tout le village. Il en découle un sentiment un peu mystique qui rappelle de toute évidence les légendes ancestrales du folklore péruvien et plonge l’histoire dans un univers à mi-chemin entre le rêve et la réalité.

Bien que lent et chaotique, Canción Sin Nombre est une oeuvre à découvrir, ne serait-ce que pour l’audace de sa réalisatrice. Certains spectateurs n’adhéreront absolument pas à l’indolence mutique de ce film et pourtant c’est grâce à ces images silencieuses et à leur inscription dans la durée que la douleur de Georgina perce l’écran et que tout fait sens…
Florence Gopikian Yérémian