Suite à la seconde guerre arméno-azérie qui s’est tenue en automne 2020, les Arméniens du Haut-Karabagh (également nommé Artsakh) ont du céder plus de 75% de leurs terres aux Azerbaïdjanais. La Ministre de la Culture, Luciné Gharakhanyan, et sa conseillère Mélania Balayan expriment leurs craintes quant au devenir du patrimoine artistique et religieux de leur république.
Rencontre avec Mélania Balayan, conseillère au Ministère de la culture de l’Artsakh et ancienne directrice du Musée d’Histoire de Stepanakert
Florence Y. Gopikian : Actuellement, quelles sont les structures culturelles de Stepanakert, la capitale de l’Artsakh ?
Mélania Balayan : Il y a la maison des jeunes où se déroulaient tous les concerts avant la guerre. Également, le Centre Charles Aznavour qui regroupe encore des cours d’art et de musique, le Musée d’État qui doit être reconstruit et enfin le magnifique Théâtre Vahram Papazian qui est devenu un centre de distribution pour les réfugiés.
Avant les conflits, Stepanakert était une ville très active, nous recevions des groupes internationaux, notre orchestre de musique de chambre proposait des concerts, notre troupe de danse folklorique également… À présent tout est en latence.
Qu’en est-il de la ville de Chouchi qui est entièrement tombée dans les mains de l’Azerbaïdjan?
Chouchi est un peu la « capitale culturelle » de l’Artsakh. L’ensemble de nos lieux d’exposition permanente et de nos institutions artistiques y sont concentrés depuis le début des années 2000. On y trouve le Musée de numismatique, la galerie de minéraux et gemmologie, le Musée d’Histoire, la salle d’expositions et le Musée du tapis. Il ne faut pas que ce patrimoine disparaisse !
En septembre 2020, suite à l’attaque azerbaïdjanaise des troupes d’Aliev, avez-vous pu sauver quelque chose de ces institutions ?
Nous n’avons pu ramener de Chouchi qu’une centaine de tapis. Aucun tableau de la galerie nationale, aucune antiquité… La guerre a été trop soudaine pour envisager l’évacuation d’œuvres d’art et comme la route reliant Chouchi à Stepanakert était sans cesse bombardée pendant l’invasion azérie, il était bien trop risqué de sortir les œuvres de leurs réserves. On a donc tout laissé sur place…
Pensez-vous pouvoir récupérer certaines pièces ou collections ?
Il est impossible de négocier directement avec les Azerbaïdjanais. On essaye de le faire avec les autorités pacifiques de la Russie ou via les organisations internationales mais pour l’instant nous n’avons eu aucun résultat.
Quel a été l’impact de la guerre sur le patrimoine architectural et identitaire de l’Artsakh ?
Il a été catastrophique car sur les 12000 km2 de terres volées, nous avons perdu près de 2000 monuments répertoriés : entre les khatchkars (croix de pierre), les forteresses et les monastères, notre héritage ancestral se trouve aujourd’hui entièrement menacé. Il faut savoir que les églises les plus récentes ont été détruites, quant aux anciennes églises, Aliev a demandé d’effacer toutes traces arméniennes et écritures de leurs façades…
Que font les organisations internationales ?
Rien. Nous avons demandé de l’aide à l’Unesco mais elle n’a pas réagi car elle ne reconnaît pas la République de l’Artsakh. Cette organisation est bien plus politique que culturelle; déjà en 2002 elle avait fermé les yeux face aux destructions massives de khatchkars et d’églises arméniennes du Nakhitchevan par les Azéris. L’histoire se répète : notre patrimoine va être de nouveau saccagé, profané et vandalisé mais aucune sanction, aucun embargo ne se profilent envers nos agresseurs.
Du coup, vers qui se tourner ?
Nous allons chercher dans différentes directions, peut-être le Conseil de l’Europe ? Il faut absolument arrêter ce génocide culturel en faisant pression sur l’Azerbaïdjan.
Rencontre avec Luciné Gharakhanyan, ministre de la culture de l’Arstakh
Femme d’esprit et de tête, Luciné Gharakhanyan ne mâche pas ses mots. Nommée Ministre de la culture et de l’éducation depuis mai 2020, cette psychologue de formation analyse à son tour la situation en Artsakh et y pose un regard aussi amer que lucide. Déçue par le silence des communautés internationales, elle ne compte plus que sur la diaspora pour sauver un patrimoine culturel qui représente aussi celui de l’humanité.
Florence Y. Gopikian : Quelles sont vos perspectives pour l’Artsakh ?
Luciné Guarakhanyan : En 1915, les Arméniens ont été obligés de quitter toutes leurs terres pour tenter d’échapper au massacre de leur communauté, en date d’aujourd’hui, nous devons faire en sorte de garder les nôtres face aux Azéris. C’est un nouveau génocide qui se déroule en Artsakh mais cette fois nous ne devons pas partir même si nos voisins sont de véritables barbares. Il faut apprendre à vivre avec, à nous protéger et à nous défendre.
Comment faire ?
Nous devons devenir plus fort et adopter une mentalité d’état. Il faut sortir les mains de nos poches, avoir une pensée engagée et nous renforcer. Jusqu’à présent nous comptions sur les Russes et la communauté internationale. Il faut changer cette habitude de demander de l’aide, ils se sont tous détournés. Je ne place nos espoirs qu’en nous-mêmes.
Mais vous êtes peu nombreux…
Pas du tout. Nous avons la diaspora et avec elle nous pouvons être forts si on s’organise. Tout ce qui vient de se passer depuis septembre 2020 est temporaire. Les choses peuvent encore changer. Les Karabaghtsi ne déserteront pas leurs terres. Ils ne partiront pas. On mourra, mais cette terre restera arménienne.
Comment expliquez-vous le silence des communautés internationales ?
Les organisations internationales ne s’intéressent pas à notre sort car le monde n’a toujours pas reconnu l’Artsakh. J’ai frappé aux portes de l’Unesco mais je n’ai reçu aucun retour. Il faut pourtant que les gens réalisent que le patrimoine culturel de notre pays fait partie de celui de l’humanité : il y a, non seulement, des centaines d’églises et de monastères médiévaux qui risquent d’être détruits par les Azéris mais aussi des musées consacrés à la numismatique, à l’archéologie orientale, à l’histoire, à la peinture…
A titre de contre-exemple, l’Artsakh a conservé la mosquée de Chouchi suite au premier conflit du Haut-Karabagh en 1992
Les Arméniens sont des êtres civilisés : nous gardons et respectons toutes les cultures. La mosquée Govhar Agha de Chouchi appartient au patrimoine perse : elle a été conservée après la guerre arméno-azérie mais aussi restaurée par la fondation arménienne « Renaissance du Patrimoine historique oriental ». Il faut comprendre que ce n’est pas qu’une mosquée : par-delà sa destination religieuse, elle représente un héritage architectural et artistique. À l’inverse des peuples barbares qui veulent réécrire l’histoire, notre nation n’a pas besoin de détruire les traces du passé pour s’affirmer. Nous avons donné beaucoup de choses à la civilisation mondiale et chrétienne mais, pour l’instant, les autres pays ne l’ont pas compris. C’est regrettable. Quand Sainte Sophie est redevenue un lieu de culte musulman en juillet dernier, aucune nation n’a réagît face à la conversion et l’utilisation religieuse de cette ancienne basilique byzantine devenue musée… Il est grand temps que chacun réapprenne à défendre ses valeurs !
Propos recueillis par Florence Gopikian Yérémian
Photo : ©Lydia Kasparian