Un dialogue expressionniste entre Soutine et De Kooning
Le musée de l’Orangerie propose un face-à-face intéressant entre le peintre russe Soutine et l’expressionniste américain De Kooning. Un dialogue qui nous permet de redécouvrir ces deux artistes et d’analyser l’impact de la transmission.
Chaïm Soutine : un artiste qui prend aux tripes
L’exposition s’ouvre sur une série de portraits rougeoyants signés Soutine. Face à cette galerie de « gueules cassées » et de corps distordus, on reste sans voix car l’on capte de suite la force picturale de cet artiste maudit. Tout prend aux tripes : que ce soit l’indécence de ses couleurs, sa ligne torturée ou l’étrangeté de sa touche sanguinolente.
Le parcours se poursuit à travers des paysages tout aussi noueux où les empâtements et la gestuelle expressionniste de Soutine nous happent. Qu’il s’agisse de simples collines, d’un vieillard ou d’un banal groom d’hôtel, on est estomaqué par sa façon de construire son sujet et de le jeter à la surface de sa toile afin de le creuser pour en disséquer les chairs.
Que dire d’ailleurs de ses immenses carcasses de bœuf qui font écho à la bête écorchée de Rembrandt ? Ces pièces sont d’une violence visuelle si époustouflante qu’elles nous rongent, nous agacent, nous révulsent même, et pourtant l’on est séduit par de telles compositions car Soutine parvient à les rendre belles !
En effet, en projetant ainsi le vivant, en l’incarnant de toute son âme, il en fait ressortir une beauté violente qui reflète sa maîtrise picturale autant que ses tumultes intérieurs.
Willem De Kooning : dans les pas du maître
À côté de ce génie bilieux, les œuvres de De Kooning semblent soudain trop douces, trop sensuelles. Par l’intermédiaire de ses « woman » et de ses femmes paysages, il tente et ose une exploration “à la façon de” Soutine mais son trait a bien moins d’ardeur et ses tonalités demeurent sages, voire dévotes. En contemplant les toiles de De Kooning parallèlement à celles de son maître, on voudrait que l’artiste américain soit à son tour plus franc, pour ne pas dire « agressif », dans son approche chromatique et émotionnelle.
C’est dans les années 30 que De Kooning à découvert les tableaux de son prédécesseur et précisément durant la rétrospective de 1950 que le MOMA a consacré à Soutine. Certes, De Kooning a réussi à absorber la tension expressionniste de son ainé, il en a conçu un langage propre où la figuration et l’abstraction se mêlent subtilement mais ses œuvres sont à des années-lumière de la puissance soutinienne.
L’influence du peintre russe se ressent car la peinture de De Kooning est vibrante et sa facture libérée, cependant sans le « côté obscur » de Soutine, sans sa beauté tragique, ses tableaux n’explosent pas, ils ne vivent pas.
Les sujets de De Kooning s’égarent dans des distorsions linéaires et une recherche stylistique si poussée qu’elle en perd son authenticité. Il n’y a pas de transfiguration dans son art: son univers est beau mais il est autre, plus théorique, plus mental et donc, peut-être, moins fort car moins incarné.
Est-ce une bonne idée de mettre en parallèle ces deux artistes qui ne se sont jamais croisés ? Les avis comme les perceptions peuvent diverger. Certes, toute rencontre picturale est intéressante mais le dialogue est ici inégal car les compositions de De Kooning finissent par ressembler à de pales copies des oeuvres soutiniennes. Peut-être aurait-il mieux valu éviter cette confrontation afin de pouvoir apprécier chaque peintre à sa juste valeur ? Ou pas…
Florence Gopikian-Yérémian – florence.yeremian@symanews.fr
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Chaïm Soutine / Willem de Kooning : la peinture incarnée
Jusqu’au 10 janvier 2022
Musée de l’Orangerie
Jardin des Tuileries
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