Vers une (Re) connaissance de l’Avant-Garde ukrainienne 

Parmi les prestigieuses galeries exposant au 33e Salon du Dessin, celle de James Butterwick sort du lot par sa thématique singulière. Grand collectionneur spécialisé dans l’avant-garde « slave », cet élégant londonien présente une trentaine d’œuvres réalisées entre 1900 et 1930 par des artistes ukrainiens du courant moderniste.

Rencontre avec un gentleman polyglotte qui n’a pas la langue dans sa poche :

Florence Gopikian Yérémian : En 2023 votre galerie a participé à l’exposition itinérante « In the Eye of the Storm. Modernism in Ukraine ». Votre stand au Salon du Dessin fait-il écho à cette redécouverte des peintres ukrainiens des années 30 ?

James-butterwick-syma-news-florence-gopikian-yeremian copyrightJames Butterwick : En quelque sorte. Au sein du Palais Brongniart de Paris, nous présentons cinq artistes aux parcours exceptionnels mais qui sont encore très peu connus du public européen : Oleksandr Bohomazov, Boris Kozarev, Yakovv Chernikhov, Mikhailo Zhuk et Konstyantin Piskorsky.

Votre catalogue se nomme « Five Artists – Ukrainian Modernism », quelle différence faites-vous entre le modernisme et l’Avant-Gardisme ukrainien ? N’est-ce pas, à peu de choses près, le même courant ?

Konstyantin Piskorsky - L'idole - 1919 - Crayon sur papier - Collection privéeC’est purement une question de sémantique. A titre d’exemple, un Musée de l’Avant-Garde ukrainienne a été inauguré à Kiev en novembre 2024 afin de promouvoir le patrimoine culturel local. Dans un même temps, l’exposition « The Eye of the Storm » qui s’est déployée en Europe a préféré choisir la terminologie de « modernisme ukrainien » afin de réaffirmer une identité culturelle trop souvent effacée dans le contexte de l’Avant-Garde russe ou soviétique. Les oeuvres que je présente au Salon du Dessin se confondent dans ces deux catégories.

Quel sont les points communs des cinq artistes que vous mettez en lumière ?

Tous sont originaires d’Ukraine et contemporains de Malevitch mais ils n’ont, hélas, pas bénéficié de sa notoriété internationale. Chacun à sa manière a pourtant développé une approche novatrice de l’art des années 1900-1930 que ce soit à travers des théories ou des formes d’expressions visuelles proches du futurisme, du primitivisme, du cubisme ou même de l’art nouveau !

Vous admirez particulièrement le non-conformisme de ces cinq figures

Absolument. En dépit du contexte historique, aucun de ces artistes n’a obéi à la pression gouvernementale. Il faut tout de même rappeler qu’ils appartiennent à une période aussi complexe que chaotique où l’ère « soviétique » née en 1922 a succédé à la Révolution bolchévique menée par Lénine en 1917. En dépit du régime, aucun d’entre eux ne s’est plié au diktat : ils ont conservé leur liberté créative.

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Oleksandr Bohomazov – Portrait de Wanda – 1913 – Fusain sur papier – collection privée

Votre stand ne présente donc aucun dessin issu du réalisme socialiste ?

Je déteste ce genre. Ce courant a été officiellement adopté sous Staline à partir des années 30 et il s’est ensuite imposé aux autres pays du bloc soviétique pour glorifier les leaders du parti et mener leur propagande. Le réalisme socialiste a annihilé toute la fibre créative des artistes, il leur a interdit toute expression personnelle. S’ils ne se soumettaient pas, ils étaient systématiquement persécutés ou devaient s’exiler.

Parmi les artistes que vous exposez, qui a été le plus célèbre au sein de ce mouvement futuriste ?

Oleksandr Bohomazov. On le surnomme d’ailleurs le Picasso ukrainien. Il a étudié à Kiev et à Moscou, voyagé en Finlande et enseigné en Arménie avant de devenir professeur à l’Académie d’Art de Kiev. Oleksandr est également l’auteur d’un traité pionnier « La peinture et les éléments » où il pose les bases théoriques de l’art moderne.

avant garde bohomozov
Oleksandr Bohomazov (1880-1930) – Composition avec un triangle – 1913 – Fusain sur papier – Collection privée – Bohomazov maitrise l’encre, l’huile, l’aquarelle et n’hésite pas à varier ses thématiques. Entre un portrait pointilliste de son épouse et un paysage caucasien dans l’esprit de Sarian, se distinguent des travaux au fusain où il explore autant le cubisme que le futurisme en fragmentant l’espace ou en insérant des formes géométriques dynamiques à l’exemple de cette composition au triangle de 1913

Parlez-nous de Yacov Chernikhov dit « Le Piranèse soviétique »

Chernikhov est né à Pavlograd au coeur d’une fratrie de 11 enfants, il a vécu et étudié à l’Institut d’art d’Odessa avant de poursuivre ses études à l’Académie de Saint Petersburg au sein du département d’architecture. Il se définissait comme un artiste architecte et s’est majoritairement intéressé au constructivisme et au suprématisme. A l’exemple de Bohomazov, il a lui aussi publié plusieurs ouvrages dont « « 101 fantaisies architecturales ». Comme beaucoup d’autres artistes, son individualisme l’a mené vers de nombreux conflits avec le régime.

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Yacov Chernikhov (1889-1951) – La galerie présente une très belle sélection de gouaches sur papier datant des années 20 tirées de ses séries Aristografiya et de ses compositions sur les fondamentaux d’architecture moderne.

Les œuvres de Borys Kosarev que vous exposez semblent plus traditionnelles que celles de ses compatriotes

Borys Kosarev a étudié à l’institut d’art de Kharkiv et il est devenu l’un des membres du groupe cubo-futuriste « l’Union des Sept ». Il est effectivement très influencé par le folklore ukrainien et se plait à représenter les habitants et les coutumes de certains villages et hameaux.

Borys Kosarev - Trois hameaux, deux villages - 1921 - Aquarelle sur papier - Collection privée
Borys Kosarev (1897-1994) – Trois hameaux, deux villages – 1921 – Aquarelle sur papier – Collection privée. Les gouaches et les aquarelles de Kosarev mettent en scène des scènes pastorales caractérisées par un traitement naïf proche du primitivisme

L’art nouveau est aussi mis en avant ?

Oui, à travers les œuvres de Mikhailo Zhuk. Formé à Kiev, Zhuk est connu pour avoir fait le portrait de toute l’intelligentsia ukrainienne de son époque. A la fois peintre et illustrateur dans diverses revues, il était également designer céramiste et s’est particulièrement intéressé aux variations de l’art nouveau en leur conférant une identité ukrainienne.

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Mikhailo Zhuk (1883-1964) – Etude de vase – 1912 – Aquarelle et crayon sur papier – Collection privée – Le stand de James Butterwick présente plusieurs feuillets propres à l’Art Nouveau dont des vases et des natures mortes à l’esprit très graphique.

Qu’en est-il du symbolisme ?

Il est mis en lumière à travers les travaux de Konstyantin Piskorsky qui est, hélas, mort du typhus à l’âge de 29 ans. Son art est essentiellement graphique et a progressivement évolué vers l’abstrait à travers des compositions intégrant des éléments futuristes et symbolistes.

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Konstyantin Piskorsky (1892-1922) – L’idole – 1919 – Crayon sur papier – Collection privée. Le salon du dessin met en avant une série d’oeuvres préparatoires au crayon noir déclinant d’étranges idoles ou des scènes ornithomorphes

Un sixième artiste s’est ajouté aux murs de votre stand ? Qui est-ce ?

Dmitry Lebedev. Je viens tout juste de le découvrir et j’ai souhaité le faire connaitre au public car ses œuvres très originales s’associent également au courant symboliste de cette époque. Dmitry est mort très jeune, à l’âge de 23 ans mais il a eu une production absolument originale pour son temps.

Dmitry Lebedev - Fantaisie - 1918 - Aquarelle sur papier - Collection privée
Dmitry Lebedev (1899-1922) – Fantaisie – 1918 – Aquarelle sur papier – Collection privée – Les oeuvres de Lebedev sont oniriques et pleines de fantaisie :  on y croise des démons, des archers ailés ou des cités imaginaires

Parmi cette mise en perspective unique de l’art ukrainien moderniste, quelle est votre œuvre préférée ?

J’adore un dessin de Bohomazov. C’est un portrait absolument génial de sa femme qu’il adorait. Je précise qu’une grande partie de son œuvre artistique est une réflexion autour de sa relation conjugale. Dans cette œuvre qui date de deux ans après son mariage, il peut se permettre des libertés stylistiques car une grande confiance s’est instaurée au sein de son couple. Bahomazov s’autorise donc à représenter son épouse de façon totalement abstraite dans un style qui tient à la fois du cubisme et de l’expressionnisme. On peut aussi percevoir la fibre théorique des artistes propre à cette époque révolutionnaire car il a annoté son dessin.

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Le galeriste James Butterwick aux côtés de son oeuvre favorite : un portrait futuriste de l’épouse de Bohomazov

Florence Gopikian Yérémian – florence.yeremian@symanews.fr

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Palais Brongniart – 
Place de la Bourse – Paris


Du 26 au 31 mars 2025

James Butterwick Gallery
Five Artists + 1 . Ukrainian Modernism 1910-1930

Florence Gopikian Yérémian est journaliste culturelle. Rédactrice auprès de Muséart, Paris Capitale, L’Oeil ou le BSC News, elle couvre l’actualité parisienne depuis plus de vingt ans. Historienne d’Art de formation (Paris Sorbonne & Harvard University), correspondante en Suisse et à Moscou, elle a progressivement étendu ses chroniques au septième art, à la musique et au monde du théâtre. Passionnée par la scène et la vie artistique, elle possède à son actif plus de 10000 articles et interviews.