L’idiot de Dostoïevski
L’idiot est un texte sublime et complexe, à l’image de son auteur, Dostoïevski. Pétri de clairvoyance et de cynisme, il met en scène un homme d’une pureté exemplaire dont la simple présence va ébranler toute la société qui l’entoure. Cet homme est le Prince Mychkine. Malade et épileptique, ce jeune aristocrate russe a longtemps séjourné en Suisse pour tenter de se soigner mais le voici de retour à Saint-Petersbourg où il compte retrouver une parente. Projeté au coeur d’un univers corrompu et sans illusions, cet ange de vérité va percer à jour tous les vices de ses contemporains et semer, sans le vouloir, une terrible zizanie …
Thomas Le Douarec à la mise en scène
Mis en scène par Thomas le Douarec, ce récit à l’esprit typiquement slave est aussi intense qu’introspectif. Les personnages y sont multiples, les questionnements passionnants, les incertitudes récurrentes, quant à la conclusion, elle nous laisse en doute sur l’humanité, voire en désaccord avec nous-même.
Malgré l’écriture anxiogène propre à Dostoïevski, Thomas le Douarec ne s’est pas enlisé dans les méandres pathétiques du désespoir russe et à réussi à insuffler une certaine légèreté à sa pièce. Au lieu de se focaliser sur les déboires et les malheurs de chacun, il a axé son propos sur l’étonnante lucidité du personnage de Mychkine afin d’ouvrir les yeux de ses spectateurs. Comme vous le verrez, son « idiot » est bien loin d’en être un, car derrière la gentillesse et la puérilité apparente de ce jeune homme se profile un élu d’une incroyable acuité.
Une belle troupe théâtrale
C’est avec beaucoup de tact et de douceur qu’Arnaud Denis s’approprie le rôle du Prince Mychkine: la voix chuchotante, le geste contenu et la sensibilité à fleur de peau, cet acteur nous charme comme un enfant candide qui se serait glissé sans comprendre dans le corps d’un adulte. Affublé de drôles de guêtres et d’une petite cape helvétique, il parvient à afficher un sourire ingénu tout en conservant dans son regard une détresse infinie. Bienheureux de naissance mais trop honnête pour un monde aussi perverti que le nôtre, son protagoniste est d‘une empathie déconcertante qui nous inspirerait presque de la pitié : Mychkine, en effet, n’a pas de limite pour aider ses semblables et il fait cela sans arrière-pensée. Percevant contre son gré les sentiments des personnes qu’il croise, il a la naïveté de révéler leurs travers et leurs désirs en public. Toute vérité n’étant pas bonne à dire, le pauvre Mychkine finit peu à peu par se faire détester de ses congénères sans même comprendre pourquoi…
Autour de lui paradent le Général Epantchine (Daniel-Jean Colloredo) aussi menteur qu’avaricieux, ainsi que le fonctionnaire Lebedev mimé avec une étonnante avidité par le comédien Bruno Paviot : véritable rapace sans honneur, ce fourbe est prêt à se trainer par terre pour le moindre kopeck.
Parmi les comédiens qui se distinguent saluons aussi Marie Lenoir qui prête son port altier et sa diction perlée à plusieurs protagonistes : passant du rôle de la duchesse guindée à celui de la maquerelle, cette éclatante artiste sait se rendre aussi hautaine que drôle !
Tout aussi fantasque, Gilles Nicoleau nous livre une version gargantuesque du personnage de Rogojine : véritable moujik à l‘âme généreuse, il s’amuse à jouer les fiers seigneurs en se mourant d’amour pour la si belle Nastassia Philippovna.
Cette dernière, enfin, est incarnée avec un certain charisme par la comédienne Caroline Devisme. Ayant perdue son innocence dès l’enfance, cette jeune beauté ne possède plus d’illusion sur les hommes et se prête par dépit au jeu de la prostitution. Parée de corsets rouges et de boucles blondes, elle roule des yeux autant que des hanches et tourne la tête à tout le monde, y compris au Prince Mychkine. Par-delà son apparente provocation, la pauvre Nastassia porte de toute évidence les stigmates de son passé et rejoint paradoxalement Mychkine dans son analyse du genre humain.
Un regard bien trop lucide sur le monde…
Le face-à-face gorgé d’amour et de haine de ces deux personnages est très intéressant à décrypter car Mychkine et Nastassia possèdent une surconscience des autres mais ils s’en servent de façon diamétralement opposée : autant le Prince pardonne les fautes de ses semblables en conservant son optimisme, autant Nastassia a abandonné tout espoir et pousse le mal jusqu’au bout en s’enfonçant allègrement dans l’autodestruction.
Les deux sont beaux à regarder car quelle que soit leur façon d’agir, ils sont perdus d’avance. Pour Nastassia, son chemin semble tout tracé par Dostoïevski mais pour Mychkine, les spectateurs ont, de prime abord, du mal à croire qu’il va mal finir. Dostoïevski confère une telle bonté à son « petit Prince » qu’on se dit qu’il ne peut y avoir d’ennemi ou de malveillance autour de lui. Et pourtant cet excès de gentillesse dérange les êtres vils car il les place face à leurs propres dépravations. D’un simple regard, l’Idiot capte leurs failles, éveille leurs consciences pour les remettre sur le droit chemin et, bien que la plupart des pécheurs souhaitent spontanément se laisser porter vers une vie meilleure, tous finissent par retomber dans leurs fautes.
Cet Idiot, Dostoïevski l’a voulu comme une figure christique venue sauver l’humanité de ses erreurs; il a néanmoins accepté, au fil de son récit, de voir ce rédempteur décliner face à la méchanceté et à l’ignominie humaine. Au début de l’histoire Mychkine est un idéaliste qui s’enthousiasme pour la moindre chose; il croise cependant le mensonge, l’avidité, l’avarice, la tromperie, et bien qu’à chaque fois, cet homme-enfant se relève, son exaltation va petit à petit s’étioler jusqu’à frôler la désillusion… Son dernier geste, qu’il soit conscient ou pas, signe de façon définitive la sublime abnégation de cet être angélique : plutôt que d’admettre que l’homme est foncièrement mauvais, Mychkine préfère retomber dans les affres de la folie !
Un texte à décrypter pour notre salut !
La mise en scène de Thomas Le Douarec nous laisse éprouver étape par étape toutes les fluctuations psychologiques et sensorielles de ce magnifique personnage.
L’on ressent d’abord de l’amusement envers la maladresse de Mychkine, de la compassion face à sa candeur puis de l’incompréhension vis-à-vis du regard que porte la société envers un être si pur.
En écoutant ses paroles pleines de bon sens et de sincérité, l’on est aussi dans l’admiration car peu de gens sont dotés d’une intuition aussi vive que ce jeune prince qui pressent tout au-delà des mots.
Au fil de la pièce, l’on finit pourtant par ressentir une grande tristesse car l’on comprend que la bonté n’a aucune chance de gagner en ce bas-monde étant donné qu’on la considère comme une faiblesse ! En faisant passer la bienveillance de son Idiot pour une pathologie, Dostoïevski nous a tout simplement donné les clefs de sa pensée dès le début de son histoire …
Une fois le rideau tombé, l’on ressort de la salle sans espoir de salut mais rassasié par une si belle interprétation. L’on se dit aussi que, quitte à nous emporter dans les sombres questionnements métaphysiques de Dostoïevski, Thomas Le Douarec aurait du pousser encore plus loin la dramaturgie de sa scène finale : l’avalanche des désastres du « dernier acte » n’est pas assez tragique pour les amateurs de Fiodor ! On en redemande !
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L’idiot
De Fiodor Dostoïevski
Avec Arnaud Denis, Thomas le Douarec ou Gilles Nicoleau, Bruno Paviot, Daniel-Jean Colloredo, Fabrice Scott, Marie Lenoir, Marie Oppert, Solenn Mariani et Caroline Devismes
Théâtre 14
20 avenue Marc Sangnier – Paris 14e
Réservations : 0145454977
Du 17 mai au 30 juin 2018
Le lundi à 19h, mardi, mercredi, jeudi et vendredi à 21h, samedi à 16h
©Photos : Lot – Jean Chenel et Stephane Audran
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L’Idiot de Dostoi?evski – PDF SYMA News – Florence Ye?re?mian